Parties de chasse

Le fait de chasser serait-il à relier à l’atavisme, qui est la résurgence chez certains d’un caractère physique ou mental porté par des ancêtres et non transmis à la majorité des descendants ? Une résurgence atavique peut survenir après un temps considérable : sur des crânes contemporains ont été relevés des caractères moustériens, qui datent de cent mille ans. Nous allons avancer ici l’hypothèse que l’atavisme comportemental peut lui aussi enjamber les centaines de millénaires.

Cette idée est survenue à la suite de la projection sur Arte, le 20 septembre 2018, d’un film saisissant sur la chasse aux singes, pratiquée par un groupe de chimpanzés. Ce film, issu de vingt années d’observation par deux anthropologues britanniques, David Watts et John Mitani, a été tourné dans le Parc National du Kibale en Ouganda.

Retrouvez le reportage "Ngogo, la guerre des singe" ici :

Ces observations ont confirmé l’existence, chez le chimpanzé, de comportements d’une extrême violence et d’un régime alimentaire carnivore, ce qui avait été consigné notamment par Jacqueline et Albert Ducros en 1992. Le document présenté par Arte montre l’organisation d’un groupe de 140 individus (un nombre exceptionnellement élevé), sous l’autorité d’un mâle dominant, entouré d’un clan d’une vingtaine de partisans, chacun apportant un caractère utile, stratégie, diplomatie, combativité, force physique. Dans cette population, la discipline est sévère, et les règles hiérarchiques absolues : la cohésion est ainsi maintenue, du moins tant que le dominant suprême ne montre aucune défaillance, ne commet aucune faute ; s’il faillit, un complot s’organisera pour l’éliminer.

La cohésion du clan est renforcée par des signes constamment échangés démontrant dominance de l’un et soumission de l’autre, par des privilèges accordés à l’un ou à l’autre, par des corrections infligées, et par l’organisation de chasses en commun. Pour cette partie de chasse, le clan des partisans du chef se mobilise, et part en bloc vers l’endroit où a été localisée une bande de babouin ou de colobes. La troupe se déploie, entoure le « gibier », et sur un signal, probablement le passage à l’attaque du chef, tous grimpent dans les arbres où montent et tentent de se réfugier les « gibiers » hurlant de peur. Les poursuites sont rapidement terminées, car la tactique de chasse est violente et très au point. Les proies sont saisies, immédiatement tuées et tous les chimpanzés redescendent au sol. Ils s’installent par petits groupes, démembrent et déchiquètent les victimes, les dominants partagent et distribuent les morceaux. Tous mastiquent les chairs et sucent les os avec un plaisir évident assez étonnant chez ces animaux au régime alimentaire essentiellement frugivore. La partie de chasse a été réussie. La cohésion du clan s’est confirmée. Le spectacle nous met mal à l’aise.

Quelques jours après, sur France 5, a été projeté le film d’une enquête sur l’exploitation du massif forestier de la Sologne à des fins de chasse, une exploitation qui dépasse l’imaginable et l’acceptable, à supposer que l’on considère qu’il s’agit bien là de chasse et non de massacre. La forêt solognote est considérée comme indispensable à l’équilibre de la faune et de la flore en région Centre-Val de Loire. Mais cet équilibre est gravement menacé par la multiplication de kilomètres de clôtures cernant de grands territoires appartenant à de riches propriétaires. La Sologne est ainsi fragmentée par des centaines de kilomètres de grillage métallique surmonté de barbelé. « Les clôtures frôlent parfois la forêt de l’État, et entravent la libre circulation et le brassage naturel des animaux sauvages » reconnaît un responsable de l’Office national des forêts. Ainsi, l’engrillagement menace directement la qualité de la biodiversité. Mais il permet l’organisation, dans ces propriétés closes, de parties de « chasse au gros », notamment au sanglier, où sont invités des partenaires triés sur le volet. Dans la journée, des dizaines d’animaux seront massacrés sans fatigue. S’agit-il de chasse ? Certes non : il s’agit de concours de tir sur cibles vivantes, assimilables au tir au pigeon vivant de jadis, mais sur des cibles autrement plus valorisantes et viriles. Dans ces parties, qui réunissent les seuls membres d’un certain milieu sélectionné, en quelque sorte d’un clan, sont traitées des affaires financières voire politiques, sont réglées des affaires difficiles, sont apaisés des contentieux, sont passés des marchés industriels, y compris, parait-il, d’avions d’assaut…

Retrouvez l'émission de C politique, "les chasses de la discorde" ici :

Il en est de même pour les « chasses présidentielles ». Le général de Gaulle n’y participait pas, mais elles ont été très suivies ensuite par les présidents Pompidou et Giscard. Le candidat François Mitterrand avait promis par écrit de les supprimer (2),

« N’étant absolument pas chasseur et partageant totalement l’opinion de Georges Clemenceau que vous voulez bien me rappeler, je peux vous affirmer que si je suis élu Président de la République, il n’y aura plus de chasses présidentielles. »

Mitterrand, 1974

mais il en a ensuite confié l’organisation à François de Grossouvre (3), des chasses dont le président Macron a dit qu’elles sont bénéfiques aux bonnes relations politiques et diplomatiques… Des invités choisis d’un côté, un clan de soutien de l’autre : chasseurs élyséens, chasseurs fortunés, chasseurs de la forêt ougandaise, il s’agit bien de groupes comparables, entretenant des relations apaisées sinon amicales, respectueuses de la hiérarchie, à l’écart du reste de la population, fructueuses pour tous, et tous prenant plaisir à être ensemble pour tuer.

Il en est de même, d’ailleurs, des journées de chasse des chasseurs de base, qui se retrouvent entre eux, se congratulent mutuellement, et restent sourds aux opinions extérieures.

On en arrive ainsi à trouver plus qu’une ressemblance, une continuité atavique entre le comportement du chimpanzé et celui de l’homme, en ce qui concerne la poursuite d’un gibier à la chasse pour le mettre à mort, sans aucune nécessité, même alimentaire. Il s’agit, selon toute apparence, d’une part d’un besoin de cohésion au sein d’un groupe restreint, et se tenant à l’écart du reste de la population jugée d’un rang hiérarchique inférieur, et d’autre part de participer à une violence commune par une sorte de besoin de complicité, qui resserre des liens mutuels de dépendance et d’intérêts.

En somme, et pour faire simple, par rapport à une population humaine générale qui elle, spontanément, a toujours cherché à vivre en paix et sans violence, les chasseurs se conduisent comme des chimpanzés, en dépit des quelque huit millions d’années qui les séparent… Ce qui est cohérent avec la définition de l’atavisme en tant que force qui tend à faire réapparaître chez les êtres vivants des caractères absolument étrangers aux parents immédiats. CQFD.

Jean-Claude Nouët

  • Ducros Jacqueline & Ducros Albert. (1992). Le singe carnivore: la chasse chez les primates non humains. Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 4(3), 243-264.
  • « N’étant absolument pas chasseur et partageant totalement l’opinion de Georges Clemenceau que vous voulez bien me rappeler, je peux vous affirmer que si je suis élu Président de la République, il n’y aura plus de chasses présidentielles. » Courrier signé François Mitterrand, du 24 avril 1974, adressé à Silvain Monod, frère de Théodore Monod. La citation de Clemenceau était : « Lorsqu’il y a de vrais hommes à la tête d’un pays, ils s’intéressent aux animaux ».
  • F. de Groussouvre, familier de F. Mitterrand (et parrain de Mazarine Pingeot), chargé de mission auprès du président de 1981 à 1985, homme d’influences et de réseaux, président du Comité des chasses présidentielles. Trouvé mort dans son bureau de l’Élysée le 7 avril 1994, à 19 h 30. L’enquête avait conclu à un suicide.

Article publié dans le numéro 100 de la revue « Droit Animal, Éthique & Sciences »

ACTUALITÉS