Les corbeaux et les perroquets: des grands singes à plumes

Traditionnellement, les oiseaux sont considérés comme peu intelligents, comme en témoignent des expressions telles que tête de linotte, cervelle d’oiseau, etc. Ces idées sont probablement liées à la petite taille de leur cerveau, ainsi qu’au fait que nous soyons nous-mêmes des mammifères. De plus, les oiseaux n’ont pas de néocortex (siège des fonctions cognitives élaborées chez les mammifères). Les études sur la cognition animale ont donc porté avant tout sur nos plus proches cousins les singes, ainsi que sur d’autres mammifères choisis pour leur facilité d’élevage comme les rats.

Parmi les oiseaux, c’est aussi par facilité que les behavioristes ont essentiellement choisis les pigeons pour étudier l’apprentissage et la catégorisation. Ces chercheurs avaient bien tenté quelques études portant sur les corbeaux, mais ceux-ci se sont révélés trop contrariants, préférant démonter l’appareillage de conditionnement opérant que se prêter aux tests prévus.

Perroquet gris du Gabon

Cette vision des oiseaux a commencé à changer grâce à Irene Pepperberg et à son célèbre perroquet gris du Gabon, nommé Alex. Pepperberg a entrepris d’entraîner ce perroquet dès 1977 et a montré qu’il était capable d’utiliser le langage humain avec des résultats impressionnants (Pepperberg, 2006). Lorsque Alex est mort en 2007, à l’âge de 31 ans, il pouvait non seulement nommer, en anglais, une cinquantaine d’objets, mais il pouvait aussi, pour un même objet, répondre aux questions « Quelle forme ? », « Quelle couleur ? », ou encore « Quelle matière ? ». Il pouvait aussi associer deux propriétés pour répondre à des questions de type « En quelle matière est l’objet qui a 4 coins ? » ou « De quelle couleur est l’objet le plus petit ? » et même répondre à la question « qu’est-ce qui est pareil ? » ou « qu’est-ce qui est différent ? » en indiquant s’il s’agissait de la forme, de la couleur ou de la matière des objets présentés. Il savait également compter jusqu’à 8 et réaliser des additions, dire « non » quand il ne voulait pas de quelque chose, et exprimer des désirs comme : « Je veux telle chose » ou « Je veux aller à tel endroit ». Les performances d’Alex sont donc comparables, par le niveau d’abstraction atteint, à celles des grands singes entraînés à communiquer avec les humains.

La fin du XXe siècle a vu l’essor de l’hypothèse du cerveau social. Cette hypothèse suggère que ce serait en réponse à la complexité de leur environnement social que les processus cognitifs se seraient particulièrement développés chez les primates, y compris les humains (Dunbar, 1998). Cette hypothèse a suscité de très nombreuses recherches sur les primates qui ont montré l’étendue et la complexité de la cognition de ces animaux. Cependant, les primates n’ont le monopole ni de la vie sociale, ni de l’intelligence. Certains oiseaux vivent en groupes sociaux dans lesquels ils entretiennent des réseaux de relations complexes et diversifiées. Emery et Clayton suggèrent d’ailleurs que des mécanismes d’évolution neuroanatomiques divergents ont amené des capacités cognitives convergentes chez certains oiseaux et chez les primates, du moins dans le domaine social (Emery & Clayton, 2004). Il s’agit en particulier des psittacidés (famille des perroquets et perruches) et des corvidés (famille des corbeaux, corneilles, choucas, pies, geais…). Dans ces deux groupes, qu’Emery surnomme les « grands singes à plumes », les oiseaux ont un gros cerveau par rapport à leur taille (particulièrement en ce qui concerne la partie antérieure du cerveau, équivalente au cortex préfrontal des mammifères), et présentent une vie sociale complexe, avec une enfance longue et une durée de vie également longue (jusqu’à 50 ans pour les grands corbeaux, 80 ans pour les aras…). Des chercheurs de plus en plus nombreux se sont alors intéressés aux capacités cognitives des corvidés et des psittacidés, en particulier dans le domaine social.

Relations sociales

Les corbeaux freux forment des alliances : les alliés partagent leur nourriture, se toilettent mutuellement et s’aident lors d’une agression. Les oiseaux connaissent les relations entretenues par les autres membres du groupe, puisque l’on observe des cas de redirection de l’agression : les animaux attaqués ou leurs alliés se vengent contre les alliés de l’attaquant.

ALAN SCHMIERER from near Patagonia, AZ, USA [CC0], via Wikimedia Commons

La connaissance des relations hiérarchiques a été testée chez des geais des pinèdes. Au cours de l’expérience, un oiseau, appelé observateur, assiste à une interaction entre des congénères dans laquelle il voit un oiseau jusque-là inconnu de lui se montrer dominant par rapport à un troisième congénère, connu de l’observateur. Ce congénère appartient au même groupe que l’observateur et est dominant par rapport à lui. L’observateur et l’oiseau inconnu sont ensuite placés dans la même cage. La relation de transitivité permet d’inférer que cet inconnu ayant gagné l’interaction contre un geai dominant par rapport à l’observateur, emporterait logiquement également l’interaction contre l’observateur. Les chercheurs constatent que l’oiseau observateur se montre effectivement soumis lorsqu’il est mis en présence de l’oiseau inconnu (ce qui n’est pas le cas lorsque l’oiseau observateur ne bénéficie pas des mêmes informations). Les geais sont donc capables non seulement de former des catégories de relations comme dominant et subordonné mais aussi d’utiliser une relation de transitivité pour en déduire une dominance relative.

Théorie de l’esprit

On parle de théorie de l’esprit pour décrire la capacité à attribuer aux autres des états mentaux tels que des perceptions, des intentions, des savoirs ou des croyances. Cette capacité pourrait permettre aux animaux de prévoir et de manipuler le comportement de leurs congénères. La théorie de l’esprit comprend probablement différents niveaux demandant des capacités cognitives plus ou moins poussées et fait l’objet de nombreux débats au sein de la communauté scientifique.

En laboratoire, ou en nature, les grands corbeaux et les geais qui cachent de la nourriture en l’enterrant le font de préférence derrière un écran plutôt qu’en étant visibles par un congénère afin que celui-ci ne puisse pas savoir où la nourriture est cachée. Des perroquets gris du Gabon préfèrent également subtiliser des objets interdits (tels que stylos ou gommes) en se cachant derrière un écran afin de ne pas être vus par l’expérimentateur.

Les perroquets gris du Gabon peuvent aussi déchiffrer les intentions apparentes d’un expérimentateur : pour le vérifier, l’oiseau est placé face à un chercheur qui lui donne des graines de tournesol à travers un grillage. Dans certains cas, le chercheur semble tenter de lui donner les graines sans parvenir à les faire passer à travers le grillage, dans d’autres il ne veut manifestement pas les lui donner. Les perroquets réagissent différemment dans ces deux conditions, identiques en ceci que le perroquet ne reçoit pas les graines, mais différentes en ce qui concerne les intentions apparentes du chercheur : les oiseaux mordent le grillage (l’obstacle apparent) lorsque l’expérimentateur semble être de bonne volonté, tandis qu’ils s’adressent au chercheur qui ne veut pas leur donner les graines en ouvrant le bec, en émettant des vocalisations de demande, ou encore en frappant la table de leur bec, signe de frustration. Ces oiseaux ne réagissent donc pas de la même façon selon que la personne qui leur fait face semble avoir de bonnes ou de mauvaises intentions…

D’autres expériences donnent des résultats plus impressionnants encore : des geais à gorge blanche ont tout d’abord l’occasion d’observer des congénères cachant de la nourriture. Les sujets sont ensuite divisés en deux groupes : l’un de ces groupes (geais dits « chapardeurs ») peut piller les caches des congénères observés, tandis que l’autre (geais dits « honnêtes ») en est empêché. Dans la phase de test, tous reçoivent de la nourriture et ont à leur disposition des bacs à glaçons remplis de sable pour leur permettre d’y cacher de la nourriture ; certains sont observés par d’autres geais pendant qu’ils cachent, tandis que les autres sont seuls. Trois heures plus tard, les geais observateurs sont retirés et les sujets reçoivent un nouveau bac empli de sable. On observe que les oiseaux «  chapardeurs  », ayant déjà pillé les caches des autres, vont être méfiants et recacher leur nourriture dans le nouveau bac s‘ils ont été observés lors de leur première cache, tandis que parmi les geais de l’autre groupe, « honnêtes » puisque n’ayant jamais eu l’occasion de piller les caches des autres, très peu recachent leur nourriture. Il semblerait donc ici que les geais « chapardeurs » attribuent à leurs congénères à la fois une intention (ils vont piller la nourriture cachée) et un savoir (ils savent où elle est quand ils étaient présents au moment où elle était cachée). Leur comportement n’est pas purement instinctif puisque seuls les geais ayant eux-mêmes eu l’occasion de chaparder se méfient des autres.

Reconnaissance de soi

La reconnaissance de soi dans un miroir est probablement liée à la conscience de soi qui faciliterait la théorie de l’esprit (puisque être conscient de ses propres états permettrait de mieux se représenter ceux des autres). La reconnaissance de soi est démontrée par le fameux test de la tache (voir l’article « Le poisson, le miroir et la conscience de soi » dans la revue n° 99) : on place une tache sur une partie du corps invisible par l’animal (sur le front par exemple) ; s’il touche cette tache seulement après avoir eu accès à un miroir, l’on peut en déduire qu’il sait que c’est son reflet qu’il voit. Seules quelques espèces animales ont démontré une reconnaissance dans le miroir : il s’agit des singes anthropoïdes, des dauphins, des éléphants, mais aussi des pies.

Innovation et usage d’outils

Chez les oiseaux, le taux d’innovation (mesuré par l’apparition de comportements nouveaux chez des oiseaux sauvages) ainsi que celui d’usage d’outils est corrélé à la taille relative du cerveau antérieur. L’on observe donc sans surprise un taux d’innovation particulièrement élevé chez les corvidés. Certains corbeaux utilisent des outils de façon flexible. Ainsi, les corbeaux de Nouvelle-Calédonie utilisent deux types d’outils pour récupérer les larves d’insectes sous l’écorce des arbres :

  • des crochets,
  • des feuilles découpées.

Les feuilles peuvent être découpées de façon à donner des outils larges ou étroits, ou larges à une extrémité et étroits à l’autre extrémité, avec une forme d’escalier entre les deux extrémités, ce qui demande plusieurs étapes de fabrication.

Les corbeaux utilisent différents outils dans différentes zones.

D’après la répartition de ces outils en fonction des zones, il semble que l’on soit devant un cas d’évolution cumulative : à certains endroits, les corbeaux font des outils simples en une seule étape, plus loin ils font des outils plus compliqués et plus efficaces en deux étapes, plus loin encore en trois étapes. Les outils plus complexes semblent donc avoir été inventés à partir d’outils simples, de temps en temps un corbeau aurait fait une amélioration puis aurait été imité par d’autres. Cette idée d’évolution cumulative intéresse beaucoup les chercheurs car c’est ainsi qu’est apparue la technologie humaine. En laboratoire, ces oiseaux peuvent choisir parmi plusieurs outils ceux dont la taille ou la forme est la plus adaptée pour sortir de la nourriture d’un tube. Les chercheurs ont également testé un couple de cette espèce pour voir si les oiseaux seraient capables de choisir entre deux fils de fer, l’un droit et l’autre recourbé, plus efficace pour extraire de la nourriture d’un tube. Le mâle ayant pris le fil de fer recourbé, la femelle, Betty, a spontanément tordu le fil de fer droit qui restait à sa disposition afin de lui donner la forme adaptée. Elle a par la suite réitéré cet exploit dans 9 essais sur 10. Betty avait eu l’expérience d’outils recourbés, mais pas de leur fabrication ; sa technique de pliage des fils de fer était différente de celles utilisées par ses congénères dans la nature. Betty a donc inventé une nouvelle technique, sans avoir eu recours à l’apprentissage par essais et erreurs. Une telle modification délibérée d’un outil, sans démonstration ni entraînement intensif préalable, est très rare même chez les singes.

Une sensibilité musicale ?

Perruche calopsitte

Les animaux peuvent aussi partager certains aspects de notre propre culture : les perroquets élevés au domicile de leurs propriétaires et ainsi mis en contact avec des chants ou de la musique peuvent prendre plaisir à chanter certains airs d’opéras ou à danser, montrant spontanément un sens du rythme très rare chez les animaux non humains ! Chez les cacatoès noirs d’Australie, les mâles fabriquent un outil à l’aide d’une branche, puis s’en servent pour tambouriner sur les troncs d’arbre creux, chaque mâle ayant son rythme propre. Dans notre laboratoire, des perroquets gris du Gabon et des perruches callopsittes ont appris à utiliser un écran tactile pour écouter de la musique ; les oiseaux ayant ainsi le choix entre différents morceaux de musique ont montré des préférences individuelles stables, certains préférant une musique au tempo rapide, d’autres choisissant une musique plus calme. Nous avons aussi constaté plus de proximité entre les individus et moins d’agressivité lorsque de la musique est diffusée.

Coopération et empathie

Nous avons également testé trois perroquets gris du Gabon dans une tâche de coopération au cours de laquelle deux oiseaux devaient tirer en même temps sur les deux extrémités d’une ficelle, celle-ci coulissant à travers des anneaux fixés sur un plateau, pour rapprocher d’eux ce plateau contenant de la nourriture et placé au départ hors de leur atteinte. Une fois cette tâche comprise, nous leur avons donné le choix entre deux dispositifs : l’un (dispositif duo) requérant la coopération de deux individus comme décrit ci-dessus et l’autre (dispositif solo) comprenant une ficelle dont les deux extrémités étaient nouées et permettant donc à un individu seul de faire avancer le plateau. Cependant, les deux dispositifs n’étaient pas équivalents en quantité de nourriture : le dispositif duo comprenait quatre fois plus de nourriture que le dispositif solo.

Nous avons alors observé des choix variables selon les individus : la femelle, Zoé, choisissait le dispositif solo lorsqu’elle était seule (logique puisqu’elle n’aurait pas pu faire fonctionner seule le dispositif duo) et le dispositif duo lorsqu’elle était testée avec Léo, un autre perroquet avec lequel elle avait été élevée : logique encore puisqu’elle obtenait ainsi plus de nourriture. Mais lorsque le seul congénère présent était Shango, un autre mâle souvent agressif avec elle, elle choisissait à nouveau le dispositif solo, renonçant à une partie de la récompense pour éviter de coopérer avec Shango. Quand le même choix était proposé à Shango, celui-ci se dirigeait systématiquement vers le dispositif solo (qu’un congénère soit présent ou non), préférant donc ne dépendre que de lui-même, quitte à recevoir moins de nourriture. Quant à Léo, oiseau de caractère affable et s’entendant bien avec Zoé comme avec Shango, il choisissait le dispositif duo quel que soit le partenaire présent, maximisant ainsi la quantité de nourriture obtenue. Ainsi nos trois oiseaux, bien que tous entraînés de la même façon, montraient des stratégies différentes, adaptées à leur tempérament propre mais aussi à leurs relations avec les autres...

Les perroquets font aussi preuve d’empathie. Chez les perruches ondulées comme chez les humains, le bâillement est contagieux, tandis que les perruches callopsittes se montrent stressées lorsqu’elles entendent les cris d’alarme de leurs congénères, et plus stressées encore s’il s’agit de congénères avec lesquels elles entretiennent une affinité particulière. L’on observe également chez les perruches ondulées, ainsi que chez plusieurs espèces de corvidés (grands corbeaux, corbeaux freux, choucas) des comportements pouvant être qualifiés de « consolation » : des oiseaux qui viennent d’être engagés dans un conflit reçoivent de la part d’un oiseau non impliqué dans ce conflit (souvent leur partenaire) des comportements affiliatifs tels que du toilettage.

Conclusion

Nous avons à peine survolé dans cet article une partie des expériences, de plus en plus nombreuses, montrant l’étendue et la richesse des capacités des perroquets et des corvidés. Ces oiseaux sont intelligents, ressentent des émotions, jouent (Emery & Clayton, 2014), nouent des liens avec leurs congénères ou avec les humains, et ont besoin comme tant d’autres animaux d’exprimer leurs comportements naturels. En nature, les perroquets et les corvidés parcourent souvent des dizaines de kilomètres par jour, et passent de nombreuses heures à chercher, sélectionner ou décortiquer leur nourriture. Ils vivent pour la plupart en groupes dans lesquels les individus ont des affinités plus ou moins importantes, des liens très forts étant formés parmi les partenaires d’un couple (souvent pour la vie) ainsi qu’entre les parents et leurs jeunes. Cependant, en France par exemple, la majeure partie des corvidés sont classés comme nuisibles, pouvant donc être tués, piégés, ou gardés en captivité (notamment pour servir « d’appelants », c’est-à-dire pour attirer leurs congénères à proximité des fusils des chasseurs).

Les perroquets sont en vente dans les animaleries, et peuvent être achetés par des personnes sans connaissances suffisantes des besoins ou de la longévité de ces oiseaux. La taille des cages n’est pas réglementée pour les particuliers, les perroquets se retrouvent donc beaucoup trop souvent seuls dans une cage trop petite. Cette situation est aberrante au regard de ce que nous savons maintenant de ces oiseaux. De même qu’il est interdit à un particulier de posséder des singes sans autorisation, il ne devrait plus être possible de garder en captivité des perroquets ou des corvidés sans être en mesure de leur assurer des conditions de vie acceptables (vie en groupe, volière, enrichissement…). La législation devrait donc être adaptée en fonction des connaissances scientifiques récentes.

Dalila Bovet

  1. Pepperberg, I.M. 2006. Cognitive and communicative abilities of Grey parrots. Applied Animal Behaviour Science, 100, 77-86.
  2. Dunbar, R.I.M. 1998. The social brain hypothesis. Evolutionary. Anthropology, 6,178-90.
  3. Emery, N.J. & Clayton, N. 2004. The Mentality of Crows: Convergent evolution of intelligence in corvids and apes. Science, 306, 1903-1907.
  4. Emery, N.J. & Clayton, N. 2014. Do birds have the capacity for fun? Current Biology, 26, R16-R20.

Article publié dans le numéro 100 de la revue « Droit Animal, Éthique & Sciences »

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