Deux poids, deux mesures, ou injustice?

Les dénonciations par l’image de sévices graves lors de l’abattage des animaux ont enfin déclenché la réaction des pouvoirs publics. Durant des années, des informations leur avaient été fournies ; la seule conséquence était l’affirmation répétée de l’existence de contrôles réguliers, affirmation peu rassurante, notamment à cause de la répétition des alertes, de la diminution drastique des postes vétérinaires dans les abattoirs, et de l’instauration des auto-contrôles dévolus aux abattoirs, effectués par ceux-là mêmes qui étaient à contrôler…

Les vidéos ont réveillé les consciences, dont celles des autorités de justice : des procès ont été engagés, et des condamnations prononcées. Elles ont également révolté le public, et il en est résulté une chute immédiate et assez marquée de la consommation de viande ; c’est là une conduite habituelle, déjà constatée lors des crises « sanitaires » des années passées, épizootie de fièvre aphteuse, épisode de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ou maladie de la vache folle), au cours desquelles les images de bûchers de cadavres d’animaux avaient soulevé l’indignation et le dégoût. Cette indignation s’est manifestée tout autant devant les preuves que les bêtes subissaient la mort dans la douleur, la souffrance et l’angoisse, alors que la loi et la réglementation imposent de ne pas les faire souffrir : « L’étourdissement des animaux est obligatoire avant l’abattage ou la mise à mort » (code rural, art.R.214-70). À la suite de ces abominations, la loi s’est durcie, mauvais traitements et sévices sont devenus des délits, leurs auteurs sont désormais passibles de peines rendues plus sévères.

Mais il est des circonstances où douleurs, souffrances, angoisses sont infligées sous couvert de la loi qui les autorise : il s’agit des abattages qualifiés « religieux » ou « rituels ». Sous la qualification générale « halal » ou « kasher » figurent la viande et les produits carnés provenant d’animaux mis à mort selon les rites musulmans ou juifs, lesquels exigent que les animaux soient égorgés en pleine conscience. Nous ne reviendrons pas sur les différences entre les deux pratiques, ni sur les diverses interprétations qui peuvent être données aux prescriptions religieuses, ni sur la légitimité actuelle de ces dernières, en regard des connaissances scientifiques d’aujourd’hui, alors qu’elles ont été mises en œuvre il y a près de trois millénaires pour l’une, et près de 15 siècles pour l’autre. Rappelons l’évidence : lors de l’égorgement sans étourdissement, les souffrances animales sont indéniables.

Cependant, le libre exercice des cultes est inscrit dans la Constitution, ou plus exactement est mentionné le respect des croyances (article 1). En sorte que notre loi apporte une disposition dérogatoire : l’étourdissement est obligatoire, mais « à l’exception des cas suivants : 1-Abattage rituel […] » (alinéa 1 de l’article R.214-70 du code rural). Les autorités religieuses concernées nient farouchement l’existence de souffrances lors des égorgements rituels, mais leurs arguments ne sont pas crédibles face à ceux qui en démontrent scientifiquement la réalité. La Fédération vétérinaire européenne est formelle : elle considère que « l’abattage sans étourdissement est inacceptable, quelles que soient les circonstances, d’un point de vue éthique ». En novembre 2015, l’Ordre national des vétérinaires, par la voix de son président Michel Baussier, a déclaré que :

« tout animal abattu doit être privé de conscience d’une manière efficace préalablement à la saignée et jusqu’à la fin de celle ci ». 

Comment l’animal pourrait-il ne ressentir ni douleurs, ni souffrances, ni angoisse, alors qu’il est bloqué dans un appareil de contention, qu’il est renversé sur le dos avec la tête basse, et que l’égorgement se pratique en sectionnant le cou jusqu’à l’os, trachée et œsophage compris ? Comment en serait-il autrement, alors que l’inconscience ne va survenir que progressivement, surtout chez le bœuf au bout de plusieurs minutes voire d’un quart d’heure ? Comment en serait-il autrement, alors que pour ne pas perdre de temps, le bovin est suspendu à un crochet, et son dépeçage commencé une minute après l’égorgement, c’est-à-dire pendant qu’il est encore conscient, encore sensible à la douleur et à l’angoisse ? La chaîne d’abattage se déroule généralement au rythme de 60 par heure, cela fait bien une minute par bœuf, sauf erreur ?

Il est possible que les personnes de confessions musulmane ou juive ne soient pas sensibles à la souffrance animale, et donnent la priorité à leur conviction religieuse. Mais ce n’est pas le cas de la majorité de nos concitoyens, dont les trois-quarts sont opposés à l’égorgement à vif ; leur conviction est d’ordre éthique, et elle est tout aussi respectable. Cependant, elle est bafouée, et gravement, et dans le silence. Depuis plusieurs années, les consommateurs français sont trompés. De l’aveu même du ministère de l’agriculture, une proportion importante de bovins et surtout d’ovins sont abattus « en rituel », alors que moins de 7% de la population est de confession musulmane. Cela ne fait pas le compte et au résultat, de l’ordre de 50% des viandes de mouton mises à l’étal principalement dans la grande distribution, ou utilisées dans les plats préparés, proviennent d’animaux abattus sans étourdissement préalable, sans qu’aucun affichage n’en informe l’acheteur.

Durant plusieurs années, les abattages rituels, et un étiquetage informatif, ont fait l’objet de discussions organisées par l’administration, avec les représentants des deux religions concernées, et  ceux de la protection animale, dont principalement l’OABA. Il n’en est rien sorti. Le principe d’une information du consommateur sur le mode d’abattage de l’animal « sans insensibilisation préalable » dont la viande est proposée à la vente, continue d’être repoussé. Le gouvernement s’y montre constamment défavorable, sous des motifs de circonstance, dont celui-ci  : « les professionnels peuvent mettre sur le marché, de la viande issue d’animaux abattus selon un rite religieux reconnu » parce qu’il n’y a « aucune obligation d’information du consommateur sur les modalités d’abattage des animaux » (selon la Commission européenne). Le gouvernement a plusieurs fois fait savoir qu’il « n’est pas favorable » à une telle mention, considérée comme pouvant susciter une distinction arbitraire entre des viandes qui n’ont « pas de différences organoleptique, sanitaire, ou de mode de production », et qu’ « un tel étiquetage différentiel serait de nature à déstabiliser les marchés de la viande de manière durable ». Argumentation très regrettable, fallacieuse, et même passablement hypocrite, puisque qu’elle considère la demande d’étiquetage informatif comme étant d’ordre alimentaire, alors qu’elle est d’ordre purement éthique ! Cet étiquetage répondrait à une demande légitime des consommateurs, mais les gouvernements successifs, dont le gouvernement actuel, ne sont pas disposés à admettre la légitimité de cet étiquetage.

Cependant il reste un argument majeur : le devoir pour nos gouvernants de respecter l’article 18 de la déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui l’un comme l’autre affirment la liberté de pensée et de conscience, outre la liberté de religion. En vertu de quoi, les motivations éthiques de ceux qui exigent l’insensibilisation des animaux doivent être respectées à l’égal des motifs de croyance de ceux qui la refusent.

Dans la conviction que l’éthique de ceux qui refusent la douleur et la souffrance des animaux vaut bien les croyances qui imposent de ne pas en tenir compte, et en constatant la position du gouvernement qui refuse un étiquetage qui (selon lui) « stigmatise des pratiques d’abattage ayant des fondements relatifs à la liberté religieuse », notre Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences a proposé, il y a déjà cinq ou six ans, un étiquetage « positif » qui mentionne que les animaux ont été insensibilisés lors de leur abattage. Un tel étiquetage « positif » ne serait en aucun cas discriminant, et il renseignerait exactement le consommateur, lequel, quel qu’il soit, se trouverait informé et pourrait faire un choix conforme à ses convictions. Notre proposition n’a pas été retenue. La liberté de pensée et de conscience sont passées à la trappe.

information du consommateur sur le mode d'abattageMais il semble que ces restrictions ne s’appliquent pas également à l’abattage rituel. Il est très surprenant de découvrir, aujourd’hui, des étiquettes portant la mention : Abattage manuel sans électronarcose, apposées sur des produits en vente dans des magasins halal. Ces produits bénéficient de la garantie d’une association 1901 « AVS » (A Votre Service) créée il y a une dizaine d’années pour « contrôler et assurer le respect de l’abattage rituel ainsi que la traçabilité des produits carnés halal » autant en abattoir, en centre d’élaboration des viandes et en boucherie. Cette association AVS justifie sa présence en « considérant que tout musulman possède le droit, l’accès et le choix de s’alimenter selon les prescriptions islamiques ». Voilà qui certainement convient aux consommateurs de confession musulmane. Tant mieux pour eux. Mais il y a là une grave et flagrante anomalie. En effet, alors que d’un côté les consommateurs musulmans disposent d’une information qui les rassure quant au respect de leurs rites et de leurs croyances, de l’autre les consommateurs attachés à leur conscience et à leurs convictions éthiques quant au respect de la sensibilité animale, se voient refuser le droit fondamental de savoir si les animaux ont été mis à mort conformément à ces convictions, sans douleur ni angoisse ! La différence de traitement va bien au-delà du « deux poids, deux mesures » : il s’agit d’une criante et cynique injustice.

C’est pourquoi il parait légitime de lancer l’appel suivant :

Considérant que tout citoyen de la République française possède le droit, l’accès et le choix de s’alimenter dans le respect de la liberté de pensée et de conscience que lui accordent la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Convention européenne des droits de l’homme, La Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences réclame avec force la mise en œuvre d’un étiquetage certifiant que l’animal dont proviennent viande ou produit carné a été abattu après qu’il ait été rendu inconscient.

Jean-Claude Nouët

 Article publié dans le numéro 100 de la revue « Droit Animal, Éthique & Sciences »

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