La boîte de Pandore, ouvertures/fermetures

Lors d’un colloque organisé en 2012 à l’OIE (Organisation Mondiale de la Santé Animale) par la LFDA en collaboration avec le GRIDA (Groupe de recherche international en droit animal), j’avais choisi pour conclure mon intervention (1) une image nous venant de la plus lointaine antiquité : celle de la boîte de Pandore.

En 2012, en effet, l’appréhension des milieux de l’élevage et autres professions liées à l’animal devant la montée croissante des revendications en matière de droit animal me semblait pouvoir être rendue par cette image d’ouverture subite, exponentielle et incontrôlable de tous les maux se répandant sur la terre du fait de l’inconséquence de cet étourdi personnage de la mythologie grecque. Plus précisément, cette appréhension se cristallisait sur la question qui était alors débattue de la reconnaissance de la sensibilité animale dans le code civil. L’inquiétude de ces milieux était que cette reconnaissance ne déclenche un processus en cascade d’effets divers et imprévisibles amenant à compromettre voire à bloquer toute activité se fondant sur l’exploitation animale, soit de proche en proche une part prépondérante de l’activité économique globale.

Qu’en a-t-il été depuis ? La boîte de Pandore s’est-elle effectivement ouverte toute grande après la transcription le 16 février 2015 de la sensibilité animale dans le code civil ? Cette appréhension des professionnels devant une sorte d’hybris possible de la protection ou de la défense des animaux s’est-elle trouvée justifiée par l’événement ?

Pas du tout. Tout au contraire même. Même si elle n’a pas été sans effets, l’ouverture de la boîte qu’était la reconnaissance légale de la sensibilité animale n’a suscité aucune explosion ni aucun vertige. Certes, des progrès incontestables qui sont toujours en cours ont été enclenchés ou renforcés, notamment la remise en cause croissante de certaines pratiques d’élevage (comme les amputations préventives telles l’écornage des bovins, l’épointage des volailles, la caudectomie des porcelets etc.), l’intégration du bien-être animal dans l’étiquetage à destination des consommateurs (dossier porté par la LFDA), et d’autres initiatives encore qui amènent à des réaménagements importants et croissants. Mais rien de la révolution annoncée. Pour autant, notre boîte de Pandore à l’allure naguère si anxiogène n’est-elle devenue qu’une boîte de plus à ranger dans les étagères déjà bien encombrées des chroniques du droit animalier ?

Le mythe si redoutable s’est-il dégonflé dans la banalité administrative ?

On pourrait le croire, en particulier dans le contexte du mouvement des gilets jaunes dont le point de départ a été l’augmentation de la taxation du diesel, laquelle mettait précisément en avant une justification écologique. Comment interpréter cette mise en opposition apparemment brutale de la préoccupation sociale et du souci de la nature, de la « fin du mois » et de la « fin du monde » ? N’est-elle pas tout à fait décourageante pour la cause animale ?

Ce serait cependant se méprendre que de penser que cette opposition est véritable et profonde. Les gilets jaunes interrogés n’ont cessé d’affirmer que la cause environnementale était à leurs yeux incontestable et que c’était seulement sa déclinaison sociale qui leur semblait tout à fait inéquitable. Loin d’une position à la Trump donc. Certes, l’environnement n’est pas l’animal mais les préoccupations sont proches et même objectivement tout à fait solidaires(2).

Il est ainsi loin d’être certain que le processus engagé par la reconnaissance législative de la sensibilité animale ne continue pas à suivre son cours. Pandore, réputée légère et irréfléchie, est peut-être plus rusée qu’elle ne le semble et sa course, souvent infléchie par les obstacles ou causes concurrentes imprévues, est peut-être une course plus de fond que de vitesse. Pour en prendre la mesure, il faut se détacher de la question de la sensibilité animale pour se tourner du côté cette fois de la sensibilité humaine à l’égard de cette question. En effet, finalement en très peu d’années, les mentalités collectives apparaissent avoir subi une profonde mutation, au point de pouvoir parler d’un véritable tournant. Dans les conversations courantes par exemple, il n’est plus aussi aisé désormais de tourner en dérision la question de la douleur et de la souffrance animales ou bien encore de brocarder les végétariens, végétaliens et autres vegans (distinctions d’ailleurs généralement tout à fait inconnues il y a seulement quelques années) qui, naguère, passaient bien souvent pour des farfelus. Même si ces dernières positions ne font certes nullement l’unanimité, elles ont acquis une sorte de respectabilité qui les immunise contre ces attitudes de relégation ou même de mépris. Sensibilité ne rime plus avec sensiblerie.

Dans le même temps, les positions traditionnelles considérant qu’il n’y a aucune matière à problème dans les pratiques d’exploitation des animaux couramment admises il y a peu se font nettement défensives. On assiste ainsi clairement à une élévation du seuil d’intolérance et de visibilité acceptable de la souffrance animale, notamment dans les abattoirs. L’importance ici d’actions de divulgation et de diffusion auprès du grand public telles que celles de l’association L214 via les réseaux sociaux a été majeure. Les dispositifs de cloisonnement et de séparation des « systèmes de productions animales » (comme on les appelle) qui encerclaient jusqu’à présent la réalité de l’exploitation animale d’un véritable périmètre d’invisibilité ont été décisivement battus en brèche. À ces constatations que l’on peut tirer des évolutions récentes, on peut en ajouter une autre, certes préoccupante : la radicalisation marquée des mouvements, de plus en plus manifeste au cours de ces dernières années et débouchant parfois sur des violences comme tout particulièrement la multiplication des attaques de boucheries. Cette radicalisation a eu pour conséquence d’opérer un glissement des positions, celles considérées comme très contestataires il y a quelques années apparaissant désormais comme tièdes voire comme « traitres » aux yeux des inconditionnels.

Un autre trait encore est celui de l’agglomération des luttes qui voit s’opérer une convergence entre la cause animale, le souci environnemental et la contestation d’un certain type de société qui est le nôtre. Enfin, un dernier constat est celui de l’incarnation des luttes dans des formes de vie, véganes, communautaires et zadistes, là où jadis ces contestations se contentaient du déclaratif et du délibératif. La contestation n’est même plus le terme véritablement approprié, elle se transforme en rupture, elle se fait innovation et développe d’autres espaces parallèles de fonctionnement et d’existence.

Le caractère marginal de ces derniers exemples ne doit pas nous masquer l’ampleur du phénomène. Le mouvement actuel des gilets jaunes pour en revenir à lui, nous le montre. Le trait remarquable de leur protestation en effet est qu’elle transcende d’emblée les revendications catégorielles habituelles et qu’elle englobe l’ensemble des aspects du type de vie proposé par nos sociétés. C’est ce qui fait certes son caractère protéiforme et mal défini mais en même temps sa richesse et sa portée. Crise à la fois du coût de la vie, de l’emploi, de la disparition des services dans les zones rurales ou périurbaines, de la représentation politique, du projet européen tel qu’il est, il s’agit d’une protestation généralisée des « petites gens » contre la vie qu’on leur fait, ce qui s’étend même aux aspects environnementaux. Certes, les gilets jaunes ne sont pas encore des gilets verts mais ils attestent que la sensibilité générale aux différents aspects de notre vie est de plus en plus unifiée et décompartimentée.

Cette sensibilité générale ne segmente plus comme jadis les problèmes mais, dans un monde de plus en plus interdépendant - économiquement, écologiquement, politiquement - elle intuitionne d’emblée la connexion étroite entre tous les aspects des diverses évolutions qui nous emportent. La solidarité devient un maître-mot qui soude entre eux les problèmes et les contestations. Citoyenneté et écocitoyenneté se détachent de moins en moins facilement.

En outre, avec ces mouvements, l’opinion se révèle ne plus être seulement un objet passif de sondages, elle devient sujet, descend dans la rue, se fait militante, compte désormais comme force politique active et autonome face aux pouvoirs.

La cause animale participe ainsi d’une sorte d’exaspération généralisée des luttes dont les excès toujours possibles se trouvent hélas bien souvent vérifiés par l’événement dans les périodes récentes.

Sans doute, outre ces écarts, cette exaspération est-elle souvent contre-productive en plaçant la barre trop haut et en heurtant des sensibilités qui, autrement, pourraient être favorables, voire en provoquant parfois le rejet, mais, même si ces mouvements en général n’obtiennent pas ce qu’ils demandent, ils déplacent les lignes et favorisent en profondeur les reconfigurations des attentes, des tendances et des intolérances d’une société.

Par ailleurs, les progrès de la recherche scientifique de ces dernières années ne se sont pas contentés de la sensibilité chez les animaux mais ont continué à réévaluer l’ensemble des capacités animales, même celles considérées comme « supérieures » telle la conscience, et cela pour un nombre croissant d’espèces. Mais il est assez clair que ce ne sont pas fondamentalement les progrès de la recherche scientifique dans l’attestation de la sensibilité et de bien d’autres capacités chez les animaux – si consistants et édifiants soient ces progrès - qui constituent le moteur de cette montée en puissance de la cause animale, même s’ils y contribuent. Ces processus apparaissent bien plutôt liés à des déplacements profonds dans les mentalités quant aux seuils d’acceptabilité de la condition faite par l’homme aux animaux. L’élément déclencheur des processus de décision en la matière – dans la loi et plus encore dans l’application de la loi - ne repose pas essentiellement sur un fondement d’objectivité mais apparaît indexé sur les évolutions de l’opinion et est enclenché, parfois très subitement, par des circonstances qui cristallisent ces évolutions (un exemple actuel de ces processus de cristallisation est l’accélération subite des débats autour de l’utilisation d’animaux sauvages dans les spectacles de cirque).

C’est une fréquente mais très grave erreur que de penser que les choses continueront toujours comme elles sont, dans une sorte d’effet de prolongation indéfinie du présent. C’est là l’illusion toujours répétée du pouvoir et des élites, et parfois des sociétés tout entières. L’histoire est fondamentalement imprévisible et irruptive, sur la question animale comme sur les autres. Les mouvements des gilets jaunes en font foi et Pandore n’a peut-être pas fini de faire jaser aux carrefours de l’histoire…

Jean-Luc Guichet

1 « La sensibilité animale au croisement de la philosophie, de la science et du droit : convergences et difficultés », colloque La souffrance animale, de la science au droit, LFDA/GRIDA, OIE, Paris, 18 octobre 2012 (Souffrance animale, de la science au droit, dir. Thierry Auffret van der Kemp/Martine Lachance, éditions Yvon Blais, Cowansville, Québec, 2013, p. 187-199. Trad. anglaise : mêmes éditions, Carswell, Montréal, Québec).

2 Il suffit de penser, d’un côté, aux effets dévastateurs de l’élevage industriel, ou encore intensif, sur l’environnement – comme par exemple les lisiers de porc en Bretagne – et, de l’autre, à la destruction des biotopes par l’artificialisation des sols – comme par exemple la suppression des mares et étangs directement responsable de la chute vertigineuse des populations d’amphibiens (grenouilles, tritons et autres anoures et urodèles).

 Article publié dans le numéro 100 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences »

ACTUALITÉS