Que fais-tu dans cette galère ?

C’est par ces mots, étonné de me découvrir administrateur de notre Fondation, que tout récemment m’a vivement questionné un de mes confrères qui, comme moi, fut praticien rural au service de l’élevage. Cette interpellation me donne ici l’occasion de répondre, tout en cherchant à comprendre : comprendre comment une véritable passion pour un métier assumé a évolué et s’est progressivement transformée, m’amenant à me rapprocher de la Fondation Droit Animal Ethique et Sciences.

L'éveil à la sensibilité et la conscience animale d'un praticien rural

A l’animal-objet de mon enfance…

A l’origine, mon approche, contrairement à celle - empathique - de la plupart des enfants qui rêvent d’être vétérinaire pour veiller au bien-être de l’animal-personne, fut plutôt celle du petit scientifique attiré très jeune par la domination zootechnique de l’animal-objet dans une représentation à peu près exclusive de l’animal au service de l’homme.

Ma formation vétérinaire des années 70, dans laquelle il était peu question de protection de l’animal, était parfaitement adaptée à l’agriculture productiviste voulue dans l’après-guerre. L’animal de rente était totalement réifié dans l’enseignement donné. L’approche était toute dans le progrès des sciences et des techniques. La Science était du reste elle-même assez peu à l’écoute de l’animal, lequel était surtout pour elle animal d’expérimentation ; quant à la technique, elle devenait ici zootechnie. …

...succède l’interpellation éthique par de vrais éleveurs…

Les hasards de la vie m’ont conduit à exercer pendant une trentaine d’années dans le berceau de l’élevage bovin charolais, élevage traditionnel très peu intensif sans être pour autant véritablement extensif. Élevage ayant su maintenir un lien très fort entre l’homme qui « élève » les animaux - l’éleveur – et précisément « ses bêtes ». Un élevage au rythme des saisons et de la nature, où des ruminants vivent toute l’année pour l’essentiel de l’herbe des prairies naturelles – prairies naturelles et non point artificielles -, soit en la broutant directement dans les prés, tout en y déambulant une majeure partie de l’année, soit en la consommant l’hiver sous forme de conserves (foin, ensilage, enrubannage). Beau sujet de méditation scientifique et écologique que l’optimisation nutritionnelle de la cellulose par les ruminants ! Mais revenons au fil de notre pensée !

En tout cas, ici les vaches, broutent et les éleveurs s’étaient bien gardés de leur faire consommer des farines de viandes. Cet élevage, à l’occasion qualifié de contemplatif, est parfois conspué par nos « zootechnocrates » ! En effet l’insémination artificielle a eu un peu de peine à s’y implanter, et seulement partiellement. La monte y est encore naturelle : incroyablement le taureau saillit encore la vache ! Et le petit veau est élevé au pis, il suit sa mère au pré ! On y trouve encore de belles images bucoliques que ne connaissent plus mes confrères qui visitent les élevages de taurillons dans des hangars ou ceux de veaux de boucherie dans des établissements quelque peu concentrationnaires. L’éleveur et son vétérinaire y sont des soigneurs. Cela crée des liens assez forts avec les animaux, empathiques et compassionnels autant que zootechniques… Je me souviens par exemple… A 5h du matin, alors que le jour n’était pas encore levé et que j’étais au « chevet » d’un petit veau que je perfusais, l’éleveur, chef d’exploitation d’un imposant élevage bien tenu, avec des animaux en bon état, bien sélectionnés, bien nourris, bien entretenus… bref ! éleveur avant d’être exploitant et en tout cas ni exploiteur ni spéculateur, cet éleveur donc, qui discutait tranquillement avec moi, s’est subitement emballé dans sa passion d’éleveur et, joignant le geste à la parole, en mimant sur la vache d’à côté ce qu’il voulait me dire du fond de ses tripes, m’a dit avec une force de conviction à jamais gravée dans mon esprit :

« Un éleveur, voyez-vous, c’est un homme qui touche ses animaux, qui les caresse, qui les sent, qui fait corps avec eux, qui les aime et qui veut qu’ils se sentent bien ! Leur bien-être fait le mien. »

Ce petit événement, qui aurait pu être considéré comme insignifiant, ajouté à tel ou tel autre échange vrai et profond avec tant d’autres éleveurs professionnels passionnés et amoureux de leur métier dans ce berceau de l’élevage, a été, parmi d’autres, un révélateur, l’amorce d’une approche nouvelle des animaux de la ferme, des animaux domestiques, dans leur relation à l’homme, qu’il s’agisse au premier plan de l’éleveur, du paysan au sens noble de ce terme qu’il faudrait réhabiliter, et aussi du vétérinaire que j’étais, que je suis et que je demeurerai. Certes, tous les éleveurs ne sont pas comme celui que je viens de décrire mais il me faut leur rendre justice : ce sont eux qui m’ont éveillé à la sensibilité de leurs animaux. Plus encore, à la conscience animale.

…puis par les nouvelles avancées scientifiques…

Dans le même temps la science empruntait de nouvelles voies, l’amenant à jeter un nouveau regard sur les animaux, bien différent sans doute de celui de Claude BERNARD. L’éthologie moderne - qui a su prendre le contrepied d’une éthologie primitive strictement behavioriste, mais aussi les neurosciences et tant d’autres disciplines ont amené ces dernières décennies des révélations sur la sensibilité des animaux, sur la conscience animale, sur le langage, sur l’utilisation d’outils et même sur l’acquisition de ce que l’on pourrait appeler une culture… On continue d’explorer et surtout de découvrir, de démontrer.

Dans le domaine des sciences appliquées, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) lui-même, qui a tant donné il y a plus d’un demi-siècle à une agriculture intensive peu respectueuse de l’animal, est aujourd’hui grandement acquis à une agriculture nouvelle fondée sur l’agro-écologie et surtout a produit des travaux sur la sensibilité et le bien-être des animaux qui ne peuvent plus laisser les scientifiques indifférents. Qui ne peuvent plus laisser personne indifférent. Le scientifique de formation doit savoir douter, il doit savoir se remettre en cause et changer de pied ; surtout s’il écoute dans le même temps les philosophes, s’il reconsidère la succession de leurs discours depuis l’Antiquité, s’il s’intéresse à la philosophie morale.

Ces données nouvelles constituent autant d’occasions de réfléchir à l’agriculture et à l’alimentation des hommes, à l’élevage, à son évolution sur la Terre entière et non point seulement dans les pays avancés ; de réfléchir à la relation préhistorique puis historique entre les animaux et les hommes, entre la nature et les hommes ; à la vie sur Terre ; au rôle des religions aussi… Bien sûr des évidences ne sont pas forcément faciles à admettre, notamment pour un occident chrétien qui depuis deux mille ans a forgé, peut-être plus encore que là où les autres religions du Livre prévalent, une séparation radicale entre le corps et l’âme et par voie de conséquence entre l’homme et l’animal puisque cet animal précisément est dépourvu d’âme pour les chrétiens. Les esprits formatés par deux millénaires d’influence religieuse ont la même difficulté bien compréhensible à admettre la conscience animale que celles qu’ils ont eue et ont parfois encore à admettre l’évolution des espèces avec Darwin.

Les médias – malgré un fonctionnement qui mérite souvent critique - fournissent de larges occasions de réfléchir et de se remettre en cause, même s’il faut toujours savoir raison garder, en analysant le passé pour mieux envisager l’avenir, avec le souci de la juste mesure.

…et vient le temps d’un nouvel engagement

Et si l’homme, dès lors qu’il est vétérinaire, de surcroît éminemment engagé dans les instances de sa profession, observe ses consœurs et confrères, les anciens et les jeunes, se donne la peine de réfléchir à la place et à l’avenir de sa propre profession dans la société mais aussi plus globalement sur la planète, il ne peut pas ne pas s’engager.

Pour moi ce sont les révélations scientifiques qui ont été déterminantes. Elles l’ont été pour la relation homme-animal, comme elles le sont pour les équilibres naturels de la planète, pour la biodiversité, pour le climat. Aujourd’hui c’est le Vivant dans son ensemble qui m’interpelle et c’est pourquoi la Fondation Droit Animal Ethique et Sciences, qui a pour principe fondamental d’aller de la science au droit, est la maison dont je me suis rapproché avec le plaisir de celui qui a depuis longtemps le goût de la science et qui a acquis au cours de ses engagements professionnels le goût du droit.

La maison LFDA est un remarquable laboratoire d’idées. Des histoires personnelles tout à fait singulières s’y côtoient ou, pour paraphraser MONTAIGNE, y « frottent et liment » leur esprit contre celui des autres. L’approche est ouverte. Ouverte à la production et la confrontation des idées, de toutes les idées. Elle est notamment ouverte à ceux qui, comme moi, cherchent la ligne de crête à trouver et qui passe, selon toute vraisemblance, par l’agro-écologie et l’élevage à dimension et visage humains, entre d’une part une fidélité à la domestication de l’animal et l’élevage pour lequel au demeurant les vétérinaires ont été inventés il y a plus de deux siècles et d’autre part un nouvel humanisme qui passe par le respect de l’animal, le respect de la relation entre les hommes et les animaux, entre les hommes et la nature, entre les hommes et la planète qui les a vu naître il n’y a somme toute que trois petits millions d’années.

Michel Baussie

Article publié dans le numéro 100 de la revue Droit Animal, Ethique & Sciences.

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