Pauvres rhinocéros !

copyright Ann-Violaine Boudier

Il était une fois sur le continent africain et plus précisément au nord du Kenya dans la réserve d’Ol Pejeta, un rhinocéros blanc mâle âgé de 45 ans dénommé Sudan. Perclus de douleurs, quasiment inactif, souffrant de plaies cutanées infectées, ce pauvre animal qui avait dépassé de cinq ans la durée de vie estimée de son espérance de vie fut euthanasié et sa mort fut annoncée le 20 mars 2018 (Le Monde, 03/2018).

Dans l’ambiance du désastre biologique contemporain, cet événement n’est pas banalement anecdotique et il mérite d’être commenté sous deux aspects : l’un concerne l’échec des tentatives des hommes pour enrayer la disparition de certaines espèces animales victimes de menaces parfaitement identifiées ; l’autre concerne les projets imaginés en utilisant les techniques de la reproduction assistée pour tenter d’annuler l’impensable disparition « sous nos yeux », d’un organisme unique dans sa singularité.

Certes, il existe encore des rhinocéros vivants dans le monde, mais Sudan était le dernier représentant mâle de la sous-espèce des rhinocéros blancs du Nord. Trois espèces de rhinocéros sont répertoriées en Afrique, l’une est dite noire et deux autres dites « blanches ». Celles-ci étant parfois classées comme des sous-espèces ont une distribution géographique distincte ; l’une du Nord se situe entre le Soudan, la Centrafrique et la République Démocratique du Congo, l’autre du Sud vit dans les régions australes. Le braconnage et les conflits armés ont eu raison des rhinocéros blancs du Nord, notamment ceux qui vivaient en petit nombre dans le parc congolais de Garamba. On considère que la sous-espèce est éteinte à l’état naturel. Sudan était d’une certaine manière un rescapé du désastre. Il avait été capturé en 1976 dans l’actuel Soudan du Sud (d’où son sobriquet), transféré en République tchèque au zoo de Dvůr Králové où il a vécu dans des conditions inadaptées avant d’être pris en charge, dans des meilleures conditions dans la réserve africaine d’Ol Pejeta pendant près de 10 ans (Le Monde, 03/2018).

À la recherche du temps perdu ?

Il semble que tout à coup ait surgi l’urgence d’un programme de reproduction alors que depuis près de trente ans le nombre des individus diminuait dangereusement. En 2009, Sudan, sa fille Najin, sa petite-fille Fatu et un autre mâle, Suni, sont transférés depuis Dvůr Králové dans la réserve d’Ol Pejeta. La mise en œuvre de la reproduction naturelle n’est plus envisageable. En effet, Naji, âgée de 27 ans, est trop affaiblie pour se reproduire, Fatu, âgée de 17 ans, est affectée d’une malformation de son utérus, enfin le mâle, Suni, est disparu de mort naturelle en 2014 alors qu’il semblait en bonne santé. Heureusement, si l’on peut dire, une équipe internationale de chercheurs dispose d’échantillons de sperme de 4 mâles, dont Suni. Ceci permet d’envisager la mise en œuvre de fécondation in vitro dans la mesure où l’on pourrait recueillir des ovules des deux femelles rescapées, Najin et Fatu. Ce n’est pas une mince affaire quand on prend en considération la logistique à mettre en œuvre en coordination avec la chronologie de la physiologie ovarienne des femelles donneuses, sans attenter à leur survie…

Il s’agit d’une première étape, les embryons obtenus grâce à la fécondation in vitro devront être implantés dans l’utérus de femelles porteuses de la sous-espèce du Sud qui sont présentes dans la réserve d’Ol Pejeta, pour y poursuivre leur développement. Le sperme de Suni ne devrait pas être utilisé afin d’éviter des risques supplémentaires liés à la consanguinité. Notons que s’il s’agit de reconstituer l’espèce, cela implique la création d’un « nombre important d’individus des deux sexes aux patrimoines génétiques aussi divers que possible », comme cela a déjà été évoqué ici (LFDA, n°90).

Supposons que tous ces obstacles ont été franchis et que le projet a réussi, au prix d’investissements matériels et financiers considérables dont il aura fallu disposer, ces nouveaux rhinocéros entreront dans la précarité que menace actuellement tous les rhinocéros du monde porteurs de banale kératine au niveau de leurs cornes convoitées par les braconniers, bras armés des trafiquants et des consommateurs de poudre de corne de rhinocéros aux vertus médicales nullement avérées. Le trafic de cornes de rhinocéros est intense à proportion d’être très lucratif. Alors qu’un braconnier vend le kilo de corne entre 5 000 et 6 000 euros à un intermédiaire, au Vietnam, en Thaïlande et en Chine la corne est revendue plus de 50 000 euros au marché noir (Le Monde, 09/2016).

Tous les moyens sont bons pour se procurer des cornes de rhinocéros. Ainsi, « entre 2009 et 2016, 595 gardes forestiers ont été tués dans l’exercice de leurs fonctions, majoritairement en protégeant des sites naturels classés au Patrimoine mondial de l’UNESCO » (Le Monde, 04/2017). En mars 2017, un jeune rhinocéros blanc a été abattu de trois balles dans le parc zoologique de Thoiry (Yvelines) afin de voler sa corne qui a été sciée (Le Monde, 04/2017). Même les cornes conservées par des collections ou les cornes d’animaux naturalisés sont dévalisées au point que chez ces derniers, par précaution, on les remplace par des cornes factices…!

En mai 1988, la revue naturaliste Terre Sauvage a publié un article consacré au rhinocéros (1). On ne peut pas consulter maintenant cet excellent article magnifiquement illustré sans amertume ni perplexité. Il est très difficile d’établir avec précaution le nombre global des rhinocéros en Afrique mais cela est possible à l’échelle régionale.

« Depuis quelques années, les conservateurs ne cachent pas leur inquiétude et luttent par tous les moyens dont ils disposent pour sauver l’espèce de la disparition. En 1970, on comptait encore 65  000 Diceros bicornis pour toute l’Afrique. Certains pays, comme le Kenya, ont vu leurs effectifs passer de 2000 individus à 400 en moins de 10 ans. »

(Rhinocéros, l'agonie d'un géant, Terre sauvages n°18,1988)

Amertume quant au passé

En trente ans, le désastre a continué, ponctué par des communiqués ou des articles faisant office de notices nécrologiques désespérantes. En septembre 2016, la ministre sud-africaine des affaires environnementales « peut toutefois présenter un meilleur bilan : 702 rhinocéros ont été abattus cette année contre 796 au même moment en 2015 » (Le Monde, 09/2016), dérisoire ! ...

Perplexité quant à l’avenir

Comment faire pour conserver en sécurité dans les espaces des réserves des rhinocéros vivants sinon au prix de clôtures renforcées et de caméras de surveillance afin de les protéger de la pression des braconniers, alors que la répression contre ces derniers prend parfois les caractéristiques d’une guérilla. Bien que la plupart des pays concernés par le trafic de corne de rhinocéros aient signé la Convention de Washington, censée protéger l’espèce depuis 1973, la contrebande n’a pu être stoppée (1). Les itinéraires par voie aérienne et terrestre ont été identifiés ainsi que les pays impliqués dont certains n’ont pas signé la Convention ou bien s’en sont retirés ; mais certains pays qui l’ont signée « ferment les yeux ». Les contrebandiers ne sont pas les seuls opérateurs ; ainsi « en Afrique du Sud, par trois fois des diplomates vietnamiens ont été pris en flagrant délit de transport de corne de rhinocéros dans leurs bagages et véhicules, pensant qu’ils ne seraient pas fouillés » (Le Monde, 09/2016) et même « des policiers et des rangers furent aussi pris la main dans le sac en possession illégale de cornes » (Le Monde, 09/2016).

Selon Sébastien Hervieu (Le Monde, 09/2016), pour les 330 propriétaires privés qui possèdent un tiers du cheptel national de rhinocéros d’Afrique du Sud la réponse au fléau du braconnage réside dans la légalisation du commerce de la corne (on pourra au passage remarquer qu’à la différence du cannabis les vertus thérapeutiques de la corne ne sont pas démontrées). L’un de ces propriétaires décorne tous les dix-huit mois chacune de ses bêtes lors d’une opération indolore dans le but de dissuader les braconniers (la corne repousse de 5 à 10 centimètres par an). Selon certains propriétaires, pourquoi ne pas tirer profit de ces cornes afin de financer les frais de sécurité des réserves, ajoutant l’argument, plutôt fallacieux, selon lequel ce commerce légal « permettra d’assécher la marche illégal ». Notons que « les éleveurs ont obtenu cette année (2018) la levée du moratoire imposé en 2009 sur le commerce sur le territoire sud-africain alors qu’il n’y a pas de marché de consommateurs dans le pays » (Le Monde, 09/2016).

Au total, la situation actuelle des rhinocéros paraît désespérante sinon désespérée. Les efforts prodigués pour les protéger sont contrariés par des gesticulations dilatoires et hypocrites des pays qui pratiquent un double langage. Le destin des rhinocéros semble suspendu à la fin de la consommation de la poudre de corne, pauvres rhinocéros !

Alain Collenot

  1. Adam E. (texte), R. Künkel (photos), « Rhinocéros, l’agonie d’un géant », Terre Sauvage, n°18, 1988, pp. 30-41.

 Article publié dans le numéro 100 de la revue « Droit Animal, Éthique & Sciences »

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