Intelligence artificielle et droit de l’animal

De plus en plus, l’intelligence artificielle se met au service de l’animal, mais surtout de l’éleveur : on parle d’élevage de précision.

Si l’Artificial intelligence act (AI Act), dont la Commission européenne a publié une première version le 21 avril 2021, accorde une place anecdotique à l’éthique environnementale[1], le projet fait complètement l’impasse sur l’éthique animale. Pourtant, les progrès de l’intelligence artificielle (IA) et de la robotique ont contribué à remettre en cause le credo dualiste selon lequel « l’homme serait mystérieusement composé d’une âme et d’un corps, tandis que les animaux ne seraient que de simples machines » (Besnier, Demain les Posthumains. 2012, p. 40.). Il est intéressant de relever que le groupe d’experts de haut niveau, constitué par la Commission en juin 2018 pour fournir des conseils sur sa stratégie en matière d’IA, considère « la société au sens large » afin d’y inclure « les autres êtres sensibles et l’environnement comme des parties prenantes tout au long du cycle de vie de l’IA ».

Le projet de règlement de l’Union européenne est, il est vrai, essentiellement centré sur les implications humaines et éthiques de l’IA. Cet anthropocentrisme est d’autant plus regrettable que la Commission envisage actuellement une refonte des règles européennes sur le bien-être animal. À l’heure où une nouvelle éthique soucieuse des rapports entre humains et non-humains semble émerger (Gellers, Rights for Robots Artificial Intelligence, 2020), il est loisible de relever les avantages que l’IA est, d’ores et déjà, susceptible d’apporter au droit animal. Nous présenterons, dans un premier temps, un certain nombre de technologies de pointe basées sur l’apprentissage machine (machine learning), mobilisées pour améliorer le bien-être des animaux, tout en précisant que cet inventaire n’est pas exhaustif. Nous envisagerons ensuite les risques que ces technologies numériques comportent pour les animaux.

Les avantages de l’IA pour le droit de l’animal

Éviter la mort brutale des animaux sauvages

Grâce à des algorithmes très performants, l’IA peut désormais venir au secours des animaux ciblés par les braconniers et aider à lutter contre le commerce illégal d’espèces sauvages. Les nouvelles technologies permettent, en effet, de contrer le braconnage, à l’instar de Neurala et Air Sheperd, deux sociétés spécialisées dans l’IA visuelle et l’analyse prédictive des drones. Ces dernières se sont associées pour protéger les éléphants et les rhinocéros victimes de massacres en Afrique. En Amérique, un système d’IA de reconnaissance faciale a également été mis au point dans le but de protéger les primates menacés par le trafic. Le logiciel PrimNet s’avère une méthode plus douce que les puces électroniques pour identifier et localiser les animaux menacés. Afin de lutter, dans un second temps, contre le commerce illicite de ces animaux, Microsoft et UK Border Force ont élaboré un logiciel, Seeker, permettant de détecter, dans les aéroports, les produits issus de la faune sauvage. Les objets saisis peuvent servir de preuves lors des poursuites pénales.

Diminuer la souffrance des animaux d’élevage

Ces dernières années, l’IA s’est illustrée par sa capacité à identifier les émotions de certains animaux. Des systèmes d’IA ont ainsi été mis au point pour détecter la souffrance des moutons (voir PDF) ou des chèvres et d’en évaluer l’intensité. Grâce au recours de cette nouvelle technologie, les éleveurs peuvent espérer ralentir la progression des maladies, notamment les plus douloureuses. Des chercheurs ont également eu l’idée de développer un système capable de reconnaître les vocalisations des porcs et d’en traduire les émotions afin d’aider les éleveurs dans certaines situations problématiques. En plus d’alerter les éleveurs en cas d’urgence, un tel système d’IA permettrait, à en croire ses concepteurs, de favoriser les situations de bien-être de ces animaux.

Substituer des algorithmes aux animaux de laboratoire

Pour vérifier la toxicité de certains produits, les laboratoires utilisent et tuent des millions d’animaux. Des travaux récents laissent toutefois penser que les progrès de l’IA pourraient mettre un terme à cette pratique cruelle, présentée comme un mal nécessaire faute d’alternatives. Cet argument a sous-tendu le rejet suisse — à une large majorité (79 %) — de la proposition visant à interdire les expérimentations sur les animaux, lors du référendum du 13 février dernier. Pour autant, certains algorithmes offrent des prédictions plus fiables que les tests réalisés sur les animaux. En effet, en plus de poser un problème éthique, les tests pratiqués sur les mammifères s’avèrent coûteux et d’une fiabilité relative pour évaluer la dangerosité des substances.

Aider les animaux de compagnie à retrouver leur famille

À l’instar des empreintes digitales chez les êtres humains, les museaux des canidés sont uniques. Des sociétés asiatiques et américaines proposent désormais des applications permettant aux propriétaires d’enregistrer la truffe de leurs animaux de compagnie afin de les retrouver dans l’éventualité d’une fugue. La technologie, fondée sur la technique du réseau de neurones, permet aux propriétaires malheureux d’identifier l’animal égaré pour peu qu’ils aient créé le profil de leur compagnon dans le logiciel. Ces solutions, si elles se généralisent, pourraient s’avérer utiles, notamment pour les refuges pour animaux.

Les risques posés par l’IA pour les animaux

Une approche européenne de l’IA fondée sur les risques

L’AI Act entend réglementer voire interdire les systèmes d’IA présentant des risques pour « la santé, la sécurité ou les droits fondamentaux des personnes ». L’article 5 du projet dresse une liste d’usages prohibés en raison des préjudices physiques ou psychologiques qu’ils peuvent comporter. Si le texte se focalise sur « le bien-être de l’être humain », la question des risques pour les animaux mérite d’être posée — notamment en matière de santé — ainsi que le prévoient les lignes directrices élaborées par le groupe d’expert. Sous l’angle éthique et juridique, les enjeux ne se posent pas dans les mêmes termes dans la mesure où les êtres humains jouissent de certains droits, comme celui de ne pas être discriminé ou le droit au respect de la vie privée, qui ne concernent pas les animaux. Cette spécificité pourrait jouer en défaveur de ces derniers si l’Union européenne décidait d’interdire l’usage de certaines applications au motif qu’elles présentent un danger pour les droits fondamentaux. Pour ne prendre qu’un exemple, en Chine, les systèmes permettant l’identification des canidés sont susceptibles d’identifier les propriétaires jugés « non civilisés ». Loin de se contenter d’aider les gardiens à retrouver leurs chiens, la startup Megvii fournit au gouvernement un système de contrôle et de notation des citoyens. L’enjeu de l’AI Act est précisément d’éviter que l’IA soit détournée à des fins de surveillance de masse ou de social scoring (notation sociale). Rappelons que dans la balance axiologique de l’Union, les risques pour l’être humain pèsent davantage que les bénéfices pour les animaux. Si faire passer les intérêts des animaux avant les droits fondamentaux des êtres humains n’est ni souhaitable, ni même envisageable, il nous semble utile de réfléchir, dès aujourd’hui, au développement, en Europe, de technologies soucieuses d’améliorer le bien-être des animaux sans que celles-ci ne puissent être utilisées à des fins de surveillance des personnes.

Une solution technologique controversée

En dépit de ses promesses, l’IA ne fait pas l’unanimité et la solution technologique divise les défenseurs des animaux. S’agissant des animaux d’élevage, l’agriculture de précision (precision agriculture) défendue par l’Union, est susceptible d’améliorer leur bien-être, notamment par la traçabilité qu’elle offre aux acteurs chargés de contrôler le respect des règles européennes en ce domaine. L’élevage de précision soulève toutefois des critiques socio-éthiques car ce modèle, fondé sur la collecte de données traitées à distance par un algorithme, tend à une instrumentalisation et une marchandisation certaines de la nature. La numérisation des activités agricoles repose sur un paradigme de rationalité et d’efficacité économique, véhiculé par le droit européen. Il vise à augmenter la productivité et intensifier les systèmes agricoles grâce aux progrès technologiques dictés par le marché. Au-delà des risques que la généralisation de ce modèle présente pour les petits agriculteurs (fracture numérique, concentration, dépendance) la question se pose de savoir si une telle déshumanisation ou « machinisation » constitue un progrès pour la protection des animaux.

Smart dairy farming with agriculture IoT
Smart dairy farming with agriculture IoT

Conclusion

Malgré leur attrait, les systèmes d’intelligence artificielle suscitent un vif débat dans la société. Cette circonstance explique la profusion de textes dédiés à l’éthique de l’IA et la volonté de l’Union européenne d’en réglementer l’utilisation en adoptant une approche « fondée sur les risques ». Mais quid des animaux ? Plus que jamais, l’éthique devrait questionner les rapports entre l’humain et le non-humain (machines, animaux). Les technologies fondées sur l’IA ne servent-elles pas le modèle d’exploitation des fermes-usines en s’appuyant sur une définition réductrice du bien-être animal ? La solution technologique semble illusoire pour lutter contre la souffrance des animaux dès lors qu’elle ne résout pas le problème des cadences et des volumes de production, au cœur des préoccupations éthiques.

En outre, pas davantage que les êtres humains, les animaux ne sont à l’abri des biais et des erreurs « traditionnelles » des décisions algorithmiques. Dans la mesure où les algorithmes les plus performants sont aussi les plus opaques, il existe, faut-il le souligner, un risque que des systèmes informatiques bien conçus produisent des résultats inexpliqués et que des algorithmes toujours plus puissants soient contrôlés par quelques décideurs. Il reste que certains progrès de l’IA semblent annoncer une convergence entre éthiques humaine et animale, à l’instar des méthodes substitutives aux tests sur les animaux qui ne manqueront pas de réinterroger les rapports entre santé des êtres humains et vie des animaux. Désormais, préoccupations environnementales, santé humaine et droit de l’animal exigent des solutions plus fiables, et surtout plus viables, par une gestion holistique des risques, afin que science, technique et éthique ne s’opposent plus mais se conjuguent harmonieusement.

Anaëlle Martin


[1] Alors que certains systèmes d’IA ont un impact et des coûts environnementaux, la prise en compte de la protection de l’environnement se borne aux considérants du règlement, et ne fait pas l’objet d’obligations  juridiques formelles. Des codes de conduite, plus incitatifs que contraignants, sont ainsi prévus par l’AI Act. Retour.

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