La prise en compte du bien-être des chèvres en élevage caprin

En France, comme les autres espèces d’animaux d’élevage, de nombreuses chèvres subissent des conditions d’élevage incompatibles avec leur bien-être.

En 2013, 98 % des Français pensaient que l’intégralité des chèvres pâturaient au moins une partie de l’année. Et pour cause, les allégations visuelles et textuelles montrant des chèvres en plein air sont courantes sur les produits à base de lait de chèvre. Pourtant, d’après l’association Welfarm, 60% des chèvres, en France, sont élevées en bâtiment, sans accès au plein air. Le traitement des chèvres est peu réglementé en droit. Palliant les défaillances du droit, certaines initiatives volontaires ont vu le jour de la part du secteur privé en vue de mieux comprendre les besoins des chèvres et d’améliorer les pratiques en conséquence. 

Les risques posés au bien-être animal dans la filière caprine conventionnelle

En 2020, la France métropolitaine comptait 1,371 million de caprins, dont 936 000 chèvres et 322 000 chevrettes saillies. La majorité des chèvres élevées sont destinées à la filière laitière et une partie à la filière viande. La filière caprine se répartit donc entre les exploitations laitières (70 % des chèvres en 2010), les exploitations fromagères (23 %), les exploitations de viande caprine et chèvres « tondeuses », ces chèvres louées ou achetées pour tondre les pelouses de façon plus écologique (7 %). Les races les plus utilisées en élevage sont la Saanen et l’Alpine, et de façon plus marginale, l’Angora, pour sa laine.

Les problèmes posés au bien-être des caprins en élevage conventionnel sont multiples. Ce type d’exploitation en France se caractérise par une absence d’accès au plein air et de forte densité sur les exploitations. Il n’existe pas de données disponibles sur la densité des exploitations de chèvres en termes d’espace par animal, mais le cahier des charges du label agriculture biologique impose (Annexe I, Partie 1, Paragraphe 1, Règlement d’exécution (UE) 2020/464 de la Commission du 26 mars 2020) des limites sur la densité en élevage et sur l’espace minimum requis par animal avec un espace minimal de 1,5 m2 de couchage par animal et 2,5 m² d’espace dans l’aire d’exercice par chèvre (Les chèvres Saanen mesurant près de 80 cm au garrot). Cette forte densité d’animaux peut provoquer des affrontements entre les bêtes, notamment dus aux rapports hiérarchiques qui supposent que certains individus puissent se soustraire à la proximité d’autres, plus dominants.

Pour éviter que les animaux ne se blessent et réduire les risques de blessures pour l’éleveur, mais aussi pour faciliter leur accès à l’alimentation, les éleveurs ont recours à l’ébourgeonnage, soit la cautérisation du bourgeon cornual des jeunes chevrettes afin de les empêcher de pousser (près de 3 élevages sur 4 en France) (fichier associé: tableau excel). L’ébourgeonnage se pratique durant la première semaine de vie du jeune. On maintient l’animal fermement, on tond le bourgeon pour dégager la zone, et on applique le fer chaud (600 °C est la température optimale) sur le bourgeon cornual. Si l’opération est bien réalisée, elle doit se limiter à 3 ou 4 secondes d’application. Il faut ensuite désinfecter la plaie et surveiller l’animal. Le code mutuel des bonnes pratiques en élevage caprin, bien que non contraignant, recommande d’ébourgeonner avec un écorneur thermique, le plus tôt possible, et de proscrire la cautérisation chimique. Cependant, même si cette pratique est réalisée dans les meilleures conditions possibles, elle cause immanquablement des souffrances aux chevreaux qui la subissent.

Tout d’abord, les animaux ressentent un grand stress lié à la contention, puis une douleur aiguë liée à la brûlure des tissus lors de l’application du fer, et enfin une inflammation des tissus cautérisés qui peut persister plusieurs heures après la cautérisation. L’utilisation d’anesthésique reste rare (fichier associé: tableau excel). Des recherches sont actuellement en cours sur la possibilité d’utiliser des injections d’huiles essentielles de clou de girofle pour détruire les bourgeons cornuaux, ou bien leur équivalent synthétique, l’isoeugénol. Une trop haute densité en élevage semble expliquer la plus grande fréquence de blessure chez les chèvres possédant des cornes, puisqu’il est prouvé que les chèvres à cornes ont besoin de plus d’espace à la barrière d’alimentation. Il semble donc que les raisons pour infliger cette souffrance aux nouveaux-nés résident plus dans la facilité des conditions de travail de l’éleveur plutôt que dans le bien-être de l’animal.

De plus, un problème courant dans les élevages de races laitières est la séparation précoce entre le nouveau-né et la mère. Une étude menée en 2005 montre à la fois une augmentation du taux de cortisol, responsable du stress, mais aussi une diminution du taux de dopamine, source du plaisir, chez les chevreaux retirés à leurs mères à 15, 30, et 45 jours après la naissance, en comparaison avec des chevreaux témoins. Ces deux mesures sont communément réalisées afin d’estimer l’état de stress d’un animal, ainsi que son « plaisir ». L’évolution de ces deux indicateurs suggère que l’état de stress du chevreau augmente dans le cas d’une séparation précoce avec sa mère.

Les caprins ont des besoins naturels spécifiques, et ne pas les laisser s’exprimer représente également une entrave à leur bien-être. La chèvre est un animal curieux, grimpeur et un herbivore qui apprécie de manger en hauteur, et non au sol comme les vaches ou les moutons. Les élevages conventionnels ne possédant pas d’enrichissements adéquats les empêchent d’exprimer ce trait naturel. Un second comportement spécifique que les caprins ne peuvent pas exprimer en élevage conventionnel est le choix de leurs préférences alimentaires. En effet, les chèvres présentent des capacités digestives propres à leur genre, comme celle d’enrichir largement en azote ce qu’elles mâchent grâce à leur salive. Cette faculté facilite la digestion des feuillages et rameaux d’arbres et arbustes, dont elles sont particulièrement friandes comparé aux espèces ovines et bovines (Brosse-Genevet, Fabre, et Garde. Guide pastoral caprin: valoriser des prés embroussaillés, des landes et des bois avec des chèvres laitières. Techniques pastorales. 2016, p.10). Les préférences alimentaires des chèvres ne sont visibles que lorsque le choix d’aliments est varié. Or, une alimentation au fourrage ne permet pas à ce caractère naturel de s’exprimer.

Absence de protection juridique spécifique pour les caprins

Les chèvres ne bénéficient d’aucun texte de loi spécifique assurant un niveau minimum de bien-être en élevage. Au niveau européen, aucune des directives sur la protection des animaux ne réglemente de manière spécifique le traitement réservé aux chèvres. Par conséquent, seules la directive 58/98/EC et les règlements 1/2005 sur le transport des animaux et 1099/2009 sur leur mise à mort sont applicables aux chèvres. Cependant, ces textes énumèrent des critères de portée générale et ne sont pas de nature à protéger de façon satisfaisante les chèvres contre les pratiques néfastes spécifiques à leur élevage. De même, en droit français, les dispositions du Code rural et de la pêche maritime qui interdisent de placer des animaux dans un environnement inadapté à leur espèce ou pouvant être cause de souffrances, de blessures ou d’accidents sont suffisamment vagues pour donner lieu à des interprétations et applications diverses selon les exploitations.

Une disposition du droit français retient néanmoins notre attention : l’arrêté du 25 octobre 1982 relatif à l’élevage, la garde et la détention des animaux réglemente la commercialisation des chèvres sur les foires et marchés. Le législateur a tenu à réglementer le traitement réservé aux chèvres dans le cadre de ce type de manifestations, compte-tenu du fait que les chèvres, en raison de leur caractère affable, constituent régulièrement une attraction pour le grand public. Cependant, alors que ces pratiques provoquent souvent beaucoup de stress pour les animaux (transport, agitations, bruit), ce texte impose simplement la mise à disposition d’emplacements clos assez spacieux pour que les chèvres puissent se coucher.

Des initiatives en cours de développement dans la recherche et les filières

Compte tenu de la défaillance du droit, une partie des professionnels de l’élevage caprin se sont engagés pour de meilleures pratiques. Pour ce faire, de la recherche sur le sujet est produite, parfois au regard du besoin des professionnels en ce domaine ou en collaboration avec des instituts techniques, de façon à pouvoir objectiver le bien-être des chèvres par le biais d’indicateurs. C’est l’objectif poursuivi par un certain nombre de projets, dont le projet européen AWIN (Animal Welfare Indicators), le projet Goatwell, qui regroupe l’Inrae, l’Anses et l’Institut de l’élevage.

Les acteurs de la filière laitière sont également mobilisés ; à la suite de l’interpellation par Welfarm sur le sujet du pâturage et avec l’aide des deux organisations LFDA et CIWF France, une concertation entre professionnels du secteur (représentants des éleveurs, coopératives et transformateurs privés) et ONG s’est mise en place depuis 2017. Le premier sujet de discussion a été l’accès à l’extérieur des chèvres. Les parties prenantes se sont accordées sur le fait que l’accès à l’extérieur dans une pâture de qualité est un facteur important pour le bien-être des chèvres. Ils préconisent de prévoir, quand c’est possible, un accès à l’extérieur dans des pâtures de qualité couvrant les besoins nutritionnels des chèvres et offrant un milieu diversifié, ou à défaut une aire d’exercice.

En parallèle de ces initiatives, certains éleveurs sont engagés dans une démarche d’amélioration des pratiques en élevage. Eurial, la branche lait de la coopérative Agrial, s’est ainsi engagé à convertir la moitié de ses exploitations en élevages avec accès à un extérieur de qualité d’ici la fin 2027 et d’équiper 100 % de ses exploitations partenaires en dispositifs d’amélioration du milieu de vie à la fois en bâtiment et à l’extérieur à l’horizon de 2025.

De même, certains labels garantissent un niveau de bien-être animal plus élevé que ce qui est autorisé par le droit, comme le Label rouge Cabecou d’Autan, l’appellation d’origine protégée (AOP) Banon, l’AOP Chevrotin, l’AOP Pélardon, ainsi que le label biologique (Annexe I, Partie 1, Paragraphe 1 du Règlement d’exécution (UE) 2020/464 de la Commission du 26 mars 2020). Cependant, ces labels de qualité ne concernent qu’une minorité des fromages produits (sources: INAO, Anicap).

Le pastoralisme comme méthode de production la plus adaptée aux besoins des chèvres

Compte tenu des besoins spécifiques des chèvres, le pastoralisme semble l’un des modes d’élevage les plus respectueux de leur bien-être. Il s’agit de faire pâturer les animaux dans des milieux dits « naturels » (Campagnes solidaires, Mensuel de la Confédération paysanne, N° 341 juillet-août 2018). Toutefois, ce mode d’élevage fait face à de nombreux défis. La suppression de certaines aides provenant de la politique agricole commune (PAC) européenne, l’adaptation à la présence des carnivores sauvages bénéficiant du statut d’espèce protégée comme les loups, la fluctuation des prix du lait de chèvre et la forte concurrence de nos voisins européens l’Espagne et les Pays Bas, sont autant de défis auxquels fait face le pastoralisme traditionnel en France.

Pour aider à la conservation de ces pratiques, la réforme de la PAC de 2015 a permis de rendre les surfaces pastorales éligibles aux subventions agricoles européennes, si tant est que la surface de pâturage est recouverte d’au moins 50% d’éléments comestibles. Pour soutenir le pastoralisme, la réglementation française  prévoit un zonage spécifique pour les surfaces pastorales à prédominance ligneuse composée de  moins de 50 % d’herbe, ce qui permet aux bergers concernés de tout de même bénéficier des aides de la PAC. Il est à noter que la programmation de la PAC 2023-2027 et ses déclinaisons régionales sont en cours, et les financements des pratiques pastorales pourraient être ajustées.

De plus, afin de répondre à la menace que peut représenter le loup pour les troupeaux, le « plan national d’action sur le loup et les activités d’élevage 2018-2023 » contribue à protéger les caprins en prévoyant des subventions aux éleveurs qui mettent en place des mesures de protection contre les prédateurs, comme l’entretien de chiens de garde, de gardiennage par des bergers et/ou par l’éleveur, d’achats de parcs de regroupement mobiles et de parcs de pâturages fixes (à ce sujet, voir le supplément au numéro 102 de cette revue). Ces aides financières contribuent à favoriser un élevage plus extensif et en sécurité et donc le bien-être des chèvres.

Au regard de l’attention grandissante portée au pastoralisme dans le cadre de sa conservation face aux grands prédateurs, mais aussi  au regard des réformes sur le bien-être des animaux d’élevage annoncées par la Commission européenne, on est en droit d’espérer une amélioration des pratiques d’élevage pour les chèvres dans les années à venir, que ce soit par l’essor de meilleures pratiques dans la filière conventionnelle, le développement de labels avec un cahier des charges plus exigeant, la reconversion d’élevages conventionnels en système extensif, ou encore le maintien du pastoralisme en France.

Muriel Le Loarer et Irina Jameron

ACTUALITÉS