La société et le bien-être des animaux (2020)

Intervention de Elsa Delanoue, sociologue pour les Instituts Techniques des filières animales, tels que l’Institut de l’élevage (IDELE) et l’Institut du porc (IFIP), dans le cadre du colloque « Le bien-être animal et l’avenir de l’élevage » organisé par la LFDA le 22 octobre 2020 au Grand Amphithéâtre de la Sorbonne.


© Michel Pourny
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Elsa Delanoue

Bonjour à tous, je suis Elsa Delanoue, je travaille pour les trois instituts techniques des filières d’élevage, à savoir : l’Institut de l’élevage qui est spécialisé sur les filières des ruminants, l’IFIP qui concerne les filières porcines et ITAVI qui traite des filières de volailles.

Tout d’abord, je vous remercie pour l’invitation qui m’a été faite de pouvoir intervenir à ce colloque. Je suis agronome de formation et j’ai réalisé une thèse de sociologie sur la controverse autour de l’élevage. Je travaille sur la relation entre élevage et société, entre humains et animaux, et aussi sur le métier d’éleveur en lui-même. Je fais donc de la sociologie autour des métiers liés à l’élevage.

Je vais vous parler ce matin de mes travaux qui touchent aux relations entre élevage et sociétés, basés sur les résultats de ma thèse. J’aime commencer mes interventions en posant le cadre d’analyse que j’utilise ainsi que quelques définitions. J’ai analysé les débats du moment autour de l’élevage, à travers le concept de controverse. En sociologie, une controverse, c’est un conflit qu’on dit public. C’est important de savoir comment cela fonctionne parce qu’il y a plusieurs sujets qui sont controversés, pas seulement l’élevage. D’ailleurs, on retrouve à chaque fois un peu la même structure et le même déroulement du processus. Une controverse, c’est un conflit qui va placer des adversaires en désaccord sur un sujet. Ce désaccord est rendu possible parce que le sujet laisse place à des incertitudes. Cela peut-être des incertitudes notamment scientifiques, mais également éthiques et morales. L’objet de la controverse va donc être de réduire ces incertitudes.

Ce qui est particulier, c’est que c’est un conflit qui se déroule devant un public, et c’est celui-ci qui va juger de l’issue des affrontements. L’enjeu dans une controverse va donc être de rallier le public à sa cause, ce n’est pas forcément d’avoir raison. C’est important de faire la distinction entre les deux. Pour ce faire, on a bien sûr des échanges d’arguments entre acteurs qui vont tenter de réduire la marge d’incertitude. Cependant, si les arguments ne sont pas suffisants, c’est à dire que si le public ne vous fait pas confiance, vos arguments ne vont pas les toucher ni les convaincre. On va donc avoir des stratégies de contrôle de son image, afin de gagner la confiance du public et éventuellement pour diminuer la confiance que le public a en vos adversaires. On a également des stratégies pour confiner le débat, là aussi c’est en lien avec le public. Il s’agit d’essayer de concerner un public le plus large possible, ou au contraire essayer de concerner un public le plus restreint possible.

Un dernier point à avoir en tête est que nous sommes face à un processus créatif. Cela signifie que c’est quelque chose qui se déroule sur le temps long. Dans mon travail, j’ai commencé à analyser les débats autour de l’élevage au milieu du XIXe siècle, au moment où l’agriculture moderne est automatisée, mécanisée. C’est également le moment où les premières lois de protection des animaux apparaissent. J’aurais pu remonter beaucoup plus loin au temps des philosophes grecs, beaucoup prônaient le végétarisme. Pythagore, par exemple, était végétarien. C’est donc quelque chose qui est sur le temps long. On a l’impression que cette controverse autour de l’élevage explose depuis cinq, six, dix ans, mais ce qui est nouveau, c’est l’intensité de sa médiatisation, ce ne sont pas les questions sous-jacentes qui ont toujours été présentes dans nos relations entre humains et animaux.

Ensuite, ce qu’il faut avoir en tête, c’est que cette controverse va entraîner du changement concret : des changements de règlementation, des changements de pratiques, des changements de normes et de représentations sociales qui sont déjà à l’œuvre. Les incertitudes autour de l’élevage sont de plusieurs types et elles concernent différentes dimensions. Je vais me concentrer aujourd’hui sur la dimension de la condition animale, car c’est le sujet du colloque, mais il faut savoir que ce ne sont pas les seuls en scène. Il y a les incertitudes qui sont soulevées par cette question de l’élevage, des questions autour de l’environnement, des questions sanitaires, des questions de modèle de développement et aussi forcément des questions autour de la condition animale et des incertitudes sur la bonne manière d’élever les animaux.

 Sur le sujet qui nous intéresse, ce qui est important d’avoir en tête, c’est que la définition même du bien-être animal n’est pas la même pour chacun d’entre nous. Nous avons des définitions officielles qui permettent de cadrer les choses, mais quand vous demandez à des éleveurs, des citoyens, des consommateurs de donner leur définition du bien-être animal, on aura tous des réponses différentes. À partir de ce moment-là, il y a forcément des débats autour des conditions de vies dans lesquelles on souhaite voir évoluer les animaux, autour de la manière dont on prend en charge leur douleur… Ce qu’on voit émerger plus récemment, c’est une question d’éthique animale dans les médias. Est-ce que c’est juste ou injuste ? Est-ce que c’est bien ou mal de tuer les animaux pour les manger ?

Ce qu’il faut garder en tête, c’est que nous sommes à différents registres d’incertitudes, dès lors que nous avons des incertitudes qui seront d’ordre scientifique, auxquels la science peut apporter des réponses et des incertitudes d’ordres éthique et moral. Ici, les preuves scientifiques ne sont pas adaptées pour apporter les réponses à ces questions. Ensuite, il faut savoir que toutes ces incertitudes sont interconnectées, c’est-à-dire que quelqu’un qui va argumenter sur l’élevage ne va pas argumenter que sur le bien-être animal. À un moment, l’argumentation va glisser vers des considérations plutôt écologiques ou de modèle de développement, etc. Ce qui veut dire que trouver des réponses à ces questions, dans cette controverse autour de l’élevage, va être très compliqué parce que les questions sont multidimensionnelles. Dans le même temps les réponses à apporter le sont aussi. Enfin, on se rend compte que nous avons deux grandes incertitudes qui agrègent l’ensemble des autres questions. Il s’agit du mot « système intensif », donc le modèle de développement impliqué sur l’agriculture et les conditions de logement des animaux. C’est-à-dire que, systématiquement dans les argumentaires, ce sont des sujets qui seront abordés à un moment donné. Le modèle d’élevage qu’on souhaite mettre en place, et la manière dont on loge les animaux, sont reliés à tous les autres sujets.

Il faut aussi garder en tête que ces sujets, s’ils n’émergent pas tous au même moment, même si c’est une histoire un peu récente autour de l’élevage, illustrent bien à quel point ça peut entraîner du changement. Par exemple dans les années 1980, scientifiquement, on commence à mettre en avant, à prouver que les effluents d’élevage ont un impact sur la qualité de l’eau, en particulier en Bretagne. Il y a donc vraiment des travaux scientifiques à ce moment-là. Au début des années 1990, les directives Nitrates sont mises en place. C’est donc un changement très important sur les pratiques des éleveurs eux-mêmes. D’autres sujets émergent, les sujets précédents bien sûr ne disparaissent pas, ce sont des sujets qui s’agrègent, qui s’ajoutent les uns aux autres.

Enfin, gardons en tête également le début des années 2000, qui démarre avec la crise de la vache folle :  l’ESB. L’histoire de cette controverse, c’est un point de rupture qui est fondamental, c’est une rupture de confiance très forte entre la société et l’élevage, plutôt envers une forme d’industries agroalimentaires qui serait devenue incontrôlable. Depuis ces années, le travail des filières est d’essayer de rattraper cette confiance, de reconstruire, de regagner la confiance de la société.  Malheureusement, cette crise de confiance est ravivée à chaque fois qu’il y a une nouvelle crise sanitaire, et il y en a assez régulièrement.

Je vous disais : le bien-être animal, on ne met pas tous la même chose derrière. Bien sûr il y a la définition officielle. Mais dans les entretiens que nous avons réalisés, nous nous sommes rendu compte qu’il était possible de distinguer quatre types de conception du bien-être animal. Une première conception est autour d’un indicateur, c’est donc plutôt dans le domaine scientifique. On cherche à objectiver, à quantifier et à mesurer le bien-être des animaux. Pendant longtemps, on a réussi à mesurer une absence de signes de souffrance. Il y a beaucoup de travaux en ce moment qui essayent de mesurer des signes plutôt positifs, de bien-être.

Ensuite, on a une conception que nous avons appelé la conception de « non mal-être ». Il s’agit de personnes qui considèrent que s’il n’y a pas de souffrance, il y a une forme de bien-être. Ces personnes vont également considérer qu’on peut mesurer le bien-être animal par des critères de performance. En élevage, une vache qui produit bien, c’est une vache qui nécessairement va bien, et l’inverse est vrai aussi. On remarque également des concurrences entre certains types de bien-être à l’échelle de l’exploitation agricole. Entre le bien-être animal et le bien-être de l’exploitation elle-même, sa viabilité économique. Entre le bien-être animal et le bien-être de l’éleveur, ce sont des choses qu’on entend souvent. Entre le bien-être animal de certains animaux et le bien-être d’autres animaux. Par exemple, est-ce qu’il vaut mieux maintenir une truie dans une cage pour qu’elle n’écrase pas ses petits ou est ce qu’il vaut mieux favoriser le bien-être de la truie au risque qu’elle écrase ses petits ? Voilà des dilemmes qui sont très localisés à l’échelle de l’exploitation.

Il y a aussi une justification de bientraitance, c’est-à-dire que le bien-être animal va être centré sur les pratiques de l’éleveur par les moyens qu’il met en place pour que les animaux soient bien. Ensuite, on a une conception que nous avons appelé « liberté ». Ce sont des personnes pour lesquelles il suffit de proposer une possibilité de liberté de mouvement, de déplacement et de choix aux animaux pour garantir leur bien-être. Ce qui permet de ne pas souffrir de contrainte physique, c’est une forme de bien-être. Ce sont des personnes qui sont très attachées au plein air et qui seront très opposées à des systèmes en cages ou attachés.

Pour finir, une conception autour de l’idée de naturalité. C’est un peu différent de la conception précédente, c’est-à-dire que pour ces personnes-là, les animaux peuvent se sentir bien dans un espace clos à condition qu’on leur permette d’exprimer leurs comportements naturels, donc par un enrichissement du milieu, un apport d’équipements, de la lumière naturelle, une aération, etc. Ce sont des personnes pour qui l’élevage est une idée de tradition. Ils seront très opposés à un système industriel.

Nous avons réalisé des groupes d’échanges entre éleveurs et citoyens pour les faire discuter sur ce qu’ils attendent de l’élevage et ce qu’ils veulent. Il en ressort que bien sûr les citoyens sont très attachés à un élevage plein air, peu importe les conditions d’ailleurs, que ce soit une parcelle très boueuse, sous la pluie, sous la neige, ils préfèrent que les animaux soient dehors. Ensuite, on a, comme je le disais, un attachement à l’idée de naturalité, qui se traduit par une volonté que l’alimentation est perçue comme naturelle. C’est typiquement la photo avec les vaches qui sont en bâtiments mais qui consomment de l’herbe. Un élément qui est perçu comme naturel, ça veut dire dans les esprits qu’il est sain, et ensuite ça va jusqu’aux matériaux utilisés pour la construction de l’exploitation, des citoyens vont préférer une exploitation avec du bois, de la paille, plutôt que l’exploitation ne soit que du béton et en ferraille. Enfin, le troisième point sur l’idée de tradition. Ce qui est caché derrière ce terme, c’est une volonté que l’éleveur ou l’éleveuse soit présent sur l’exploitation et fasse le travail. Il y a toujours, quand on fait ses comptes, des réflexions, des discussions sur le rôle des robots dans l’agriculture et dans l’élevage. On se rend compte qu’ils ne sont pas rejetés en soit. Au départ, il y a une forme de rejet spontané, mais en expliquant que ça facilite le travail de l’éleveur, que ça peut améliorer le bien-être de certains animaux, ça permet de faire accepter ce type d’équipement.

Enfin on se rend compte que les pratiques douloureuses sont refusées catégoriquement. Ce ne sont pas, encore une fois, les pratiques en elle-même qui sont refusées. C’est le fait qu’elles provoquent de la douleur. Les citoyens n’apparaissent pas forcément anti écornage des vaches, mais leurs questions qui est systématique c’est « est-ce que ça leur fait mal ? » Si la réponse est oui, le refus est catégorique.

On a aussi constaté une sensibilité à une forme de douleur psychologique des animaux, pas uniquement physique, c’est-à-dire une compassion envers un manque de stimulation, d’ennui, une forme d’isolement ou de solitude qui serait perçue par les animaux et se ressent aussi pour la séparation des mères et des petits, notamment en élevage laitier.

Enfin, j’aime bien insister sur le discours anthropomorphique que l’on a eu systématiquement, que ce soit dans les paroles de citoyens, mais aussi dans les paroles des éleveurs. C’est derrière que c’est un sujet un peu dénigré dans la sphère scientifique, parce qu’effectivement il peut y avoir des problèmes de logiques. Un animal n’est pas un humain et ses besoins ne sont pas les mêmes que les nôtres. Il faut donc se méfier de l’anthropomorphise. Pour communiquer, pour comprendre les animaux, c’est systématiquement utilisé dans les discours.

C’est avec toutes les enquêtes que l’on a faites, quantitatives et qualitatives, que l’on a réussi statistiquement à classer la population française dans une typologie selon la manière dont ils perçoivent l’élevage. Cela va d’un profil de compétiteurs, des personnes qui sont satisfaites de l’élevage actuel, qui souhaitent qu’il gagne en compétitivité et qu’il augmente ses exportations pour sa durabilité économique, à l’autre extrémité, les abolitionnistes. Ce ne sont pas que les vegans, ce sont des personnes qui sont moralement choquées par le principe de l’élevage, moralement choquées par le fait de tuer les animaux et de les manger. Au milieu, nous avons des alternatifs qui sont des personnes qui sont convaincus d’être opposés au modèle intensif, et qui vont favoriser les circuits courts, le bio, les produits labellisés, les productions expansives. Puis, les progressistes qui représentent le gros de l’échantillon. C’est intéressant car c’est vraiment la cible de la controverse. Les progressistes sont des personnes qui ne sont opposées à rien, mais qui souhaitent un progrès général dans les pratiques d’élevage, qui ne savent pas très bien comment, parce qu’ils méconnaissent très fortement l’activité. Ils sont dans une grande incertitude et ils ont besoin d’informations. Actuellement, ils reçoivent beaucoup d’informations anxiogènes sur les pratiques d’élevage. Ces personnes-là peuvent être rassurées ou convaincues. C’est à ses personnes-là qu’il faut apporter l’information.

Pour conclure, nous sommes face actuellement à des citoyens français qui sont exigeants. Sur les produits issus d’animaux, ils sont sensibles au plein air, à la naturalité, la tradition. Ce que nous avons également montré, c’est que l’élevage doit être dans les esprits une activité dans laquelle sont visibles les animaux, l’humain et l’environnement, c’est-à-dire que si une de ces trois dimensions n’est pas perceptible, ça va leur poser problème et on va tomber sur une vision d’un élevage industriel. Ils recherchent également des produits qui sont respectueux, en général, de l’animal, de l’éleveur, de l’environnement, de la santé. Je n’ai pas insisté mais il y a vraiment une compassion aussi pour l’éleveur, pour le métier agricole. Cependant, on observe que les consommateurs sont très clivés. Nous avons des personnes qui vont s’orienter vers des produits abordables, pratiques, bons, versus des personnes qui vont s’orienter vers des produits qualifiés de qualitatifs, donc sous signes officiels de qualité. Ils sont d’accord pour payer plus cher. Ils préfèrent même les circuits courts qui sont sensibles au respect du bien-être animal. Nous avons remarqué une dichotomie de plus en plus forte entre ces deux types de consommation. Ce qui est intéressant, c’est qu’en tant qu’individu, on passe parfois d’un type à l’autre selon le moment de la journée ou selon la période de l’année. On observe aussi une émergence de nouveaux régimes alimentaires qui sont nombreux et diversifiés : flexitarien, végétarien, etc. Souvent, il y a quand même une mise à distance d’une certaine forme de production. C’est un peu le socle commun de tous ces nouveaux régimes alimentaires : une production qui est perçu comme trop industrielle. La dernière question que je pose : est-ce que la controverse entraîne du changement ? Entre autres, un changement de pratiques et de représentations et à quel changement on assiste aujourd’hui ? Ce n’est pas l’émergence d’une nouvelle norme alimentaire, la norme du bien manger qui serait ce flexitarisme, le fait de manger moins de produits animaux mais mieux, c’est-à-dire être d’accord pour payer plus cher et donc mieux rémunérer le producteur, mais en manger moins souvent. Merci.

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